L’année 2019 aura été riche en occasions de voir, ici ou là, les œuvres de la peintre franco-américaine Nina Childress, qui travaille aux Lilas et enseigne aux Beaux-Arts de Paris. De Nantes (à l’Open School Galerie avec Guillaume Pinard) à Paris (dans l’exposition « Futur, ancien, fugitif » au Palais de Tokyo) en passant par Toulouse (au Printemps de septembre), Noisy-le-Sec et différentes galeries, ainsi se dessine sa présence sur la scène artistique, à la fois établie et relativement discrète; tandis que son œuvre, importante en nombre autant qu’en enjeux plastiques, se construit avec constance depuis sa première exposition personnelle à la galerie Hélium, à Paris, en 1984.
De la musique à la peinture
À qui cherche un portrait de l’artiste, son site offre une heureuse surprise : un ensemble de photographies y sont archivées, qui la montrent en différentes circonstances depuis 1967, soit l’année suivant son arrivée en France. Et l’on s’aperçoit qu’elle figure souvent aussi dans ses peintures. On suit, en images, sa traversée du mouvement punk avec le groupe Lucrate Milk dont elle fut la chanteuse entre 1979 et 1983. Un cliché pris en 1984 par Masto Lowcost, le saxophoniste du groupe et futur Bérurier Noir, ressemble à une déclaration d’intention : au premier plan, cadrée serré, Nina Childress campe devant l’Arc de triomphe, une palette de couleurs et des pinceaux à la main, le sweat-shirt maculé de peinture. Les cheveux longs et en bataille, elle arbore un air ingénu et grave à la fois. Quelle qu’en soit la part de provocation à l’égard des conventions, le choix ici revendiqué n’est nullement le fruit du hasard. Force est de constater que la peinture est présente, de longue date, dans l’entourage de la jeune femme.
Sa grand-mère paternelle, Doris Childress, que l’on voit, en 1968, poser avec son père, son frère et Alain Jacquet dans le bois de Saint-Cucufa à Rueil-Malmaison, était également peintre. D’ailleurs, les Lucrate Milk se sont d’abord manifestés dans la rue par des graffiti au pochoir. Et c’est au sein d’un groupe de peintres, les Frères Ripoulin (dont faisaient partie Claude Closky et Pierre Huyghe, formés comme elle aux Arts décoratifs de Paris), que l’artiste a ensuite poursuivi sa route. Parmi les plus anciennes photographies auxquelles elle donne accès se trouve celle d’une séance de pose pour sa grand-mère, en 1973 : elle est assise en tenue d’équitation dans un patio, derrière son portrait probablement achevé, réaliste et précis, convenu aussi. Elle en garde encore la posture, suscitant dans la photo-graphie un étrange redoublement.
Deux questions n’ont cessé de traverser sa pratique de peintre : le réalisme et l’usage de la photographie ainsi que le rapport au modèle, avec tout ce qu’il véhicule d’interrogations sur le genre.
Les tableaux fluo
Ainsi sont soulevées, par la bande, deux questions qui n’ont cessé de traverser sa pratique de peintre : le réalisme et l’usage de la photographie ainsi que le rapport au modèle, avec tout ce qu’il véhicule d’interrogations sur le genre. En écho à cela, on relèvera une coïncidence géographique et chronologique amusante : Nina Childress est née en 1961 à Pasadena (Californie, États-Unis), là où, deux ans plus tard, fut organisée la première rétrospective de Marcel Duchamp. À cette occasion, le photographe Julian Wasser immortalisa ce dernier jouant aux échecs avec une jeune femme nue (Eve Babitz) devant le Grand Verre. Si cette célèbre photographie vient à l’esprit, c’est par sa proximité avec les Tableaux fluo, qui comptent parmi les œuvres les plus récentes de Childress. Elle les a réalisés à partir d’un fonds de films tournés au début des années 1960 aux États-Unis, dans des camps de vacances nudistes. Des groupes d’individus dévêtus s’y livrent à toutes sortes d’activités, des plus quotidiennes aux plus incongrues. C’est toute la question de la nudité, du voyeurisme, de l’autorité du regard qui se trouve ici posée, joyeusement exhibée même par l’excès de lumière qui baigne les peintures, comme une pellicule surexposée. Trois d’entre elles ont pour cadre des ateliers d’artistes et rejouent, pour aujourd’hui, le genre institué du « peintre et son modèle ». Elles le rejouent d’autant plus qu’elles existent en deux versions, Pose et Bad Pose (2016), Greenwich et Diagonale Greenwich (2015), Peintre et sculpteur et Bad Model (2015). Bien sûr, le modèle est une femme, et l’artiste un homme, qu’il s’agisse de techniques relativement classiques ou d’une variation sur les pinceaux vivants imaginés par Yves Klein pour ses Anthropométries. Voilà comment la peinture se trouve mise face à ses propres clichés. Avec ceux-ci, Nina Childress n’a cessé de dialoguer, qu’ils concernent les individus, le monde en général ou celui de l’art en particulier. Elle a choisi ce médium pour mieux en interroger les présupposés.
« Cultiver les poncifs »
« Si j’aime et utilise la peinture, déclare-t-elle à Gwilherm Perthuis en 2012, c’est pour son pouvoir d’impact immédiat, qui peut se prolonger dans la contemplation. C’est en hommage à cette “magie de la peinture” que j’ai fait des Tableaux de tableaux qui parlent aussi des clichés autour du médium peinture. » Dans la même logique, elle fait le plus souvent le détour par l’image, qu’elle soit photographique ou simplement vue, afin de se « fabrique[r] des visions avec les documents qui [l]’inspirent ». Et si elle a eu recours à l’épiscope, c’était pour « flirter avec le réalisme » et « cultiver les poncifs » (entretien avec Carole Boulbès, 2007).
« Si j’aime et utilise la peinture, c’est pour son pouvoir d’impact immédiat, qui peut se prolonger dans la contemplation. »
Ce jeu de représentations enchâssées se donne à voir dans différents choix que l’artiste a pu opérer. Elle travaille ainsi à partir de portraits de célébrités (Simone de Beauvoir, Romy Schneider, Hedy Lamarr, Sylvie Vartan), dont elle peut isoler uniquement la coiffure ou endosser elle-même l’attitude, dans des sortes d’autoportraits d’emprunt. Les statues, très souvent figurées, l’intéressent autant pour la représentation légèrement stylisée qu’elles produisent. Il en va de même pour toutes les poses, les rôles, les scènes, les genres et les récits convenus qu’elle ne cesse de revisiter, toujours avec humour. Avec aussi le plaisir évident de manipuler la peinture, de s’amuser avec elle tant par l’exubérance de ses couleurs que par la crudité, la vulgarité ou la bêtise parfois de ses sujets. De la sorte, Nina Childress invente une position bien particulière, entre distance critique et affection sincère. Elle propose une expérience qui, tout en jouant sur le second degré, n’en est pas moins immédiate, à l’instar de l’opéra dont elle est une grande amatrice.
« Nina Childress », 18 février-28 mars 2020, Fondation d’entreprise Ricard, 12, rue Boissy d’Anglas, 75008 Paris.