Depuis 2017 et le phénomène #MeToo, un fort ébranlement a eu lieu autour de la question de la parité dans le monde des arts et de la culture. Le cinéma et l’art contemporain se sont mobilisés, avec éclat. Le monde de la photo a-t-il pris sa part dans ces bouleversements ? Régi par des industries ou des intérêts moins puissants, il s’est mis en branle doucement, avec quelques acquis et du chemin à parcourir encore. La photographe Marie Docher a été, dès 2014, la première en France à réunir et à publier, sur son blog, des chiffres attestant de la sous-représentation des femmes photographes dans les instances de visibilité que sont les musées, les festivals, les foires ou les galeries (voir entretien ci-contre). Cinq ans plus tard, la bataille des chiffres se poursuit, car « il est important d’asseoir les discussions sur des faits et non sur des ressentis », confie Marion Hislen, déléguée à la photographie au ministère de la Culture. Elle a œuvré pour qu’en 2018 une synthèse chiffrée soit publiée. C’était la première officielle en France. Depuis, Marie Docher continue de son côté à rassembler de nouveaux éléments et, parallèlement, un observatoire a été mis en place par l’association Les Filles de la photo, qui réunit une centaine de femmes exerçant un métier lié la photographie – directrices de festivals, agents, iconographes, conservatrices… 48 structures et 220 photographes ont répondu à leurs questions. La restitution de cet observatoire aura lieu à l’automne 2020.
le problème est moins celui d’une égale répartition des nominations que celui d’un état d’esprit. il y a des hommes plus sensibles à la cause des femmes que les femmes elles-mêmes…
D’ores et déjà, les chiffres réunis donnent la mesure des enjeux. En France, si l’on considère les plus grandes écoles de photo, l’ENSP (École nationale supérieure de la photographie) à Arles, l’École des Gobelins et l’École nationale supérieure Louis-Lumière à Paris, deux tiers des étudiants en photo sont des étudiantes (67%). À l’autre bout de la chaîne, sur les dix dernières années, les femmes photographes n’ont été que 22% à être exposées dans des musées français (d’après le magazine Fisheye). Le marché de la photo n’est pas plus clément puisque, cette année, sur 885 artistes exposés dans le cadre de la foire Paris Photo, seulement 220 sont des femmes, soit 24,8% (21% en 2018). À quel échelon se situe ce dysfonctionnement ? « Dans toutes les disciplines, il y a plus de femmes qui réussissent au bac, qui obtiennent des mentions, mais ensuite, moins de femmes à des postes de décision dans les entreprises, souligne Marion Hislen. La précarité du métier de photographe accentue le problème. Les congés de maternité et la charge des enfants font que les femmes photographes disparaissent des radars à un moment souvent crucial de leur carrière, entre 28 ans et 38 ans. Par conséquent, elles produisent moins à une période charnière de leur vie et, dès lors, sont moins exposées et publiées. »
Des directeurs de festivals trop curieux ?
« L’autre frein est lié à ce que nous appelons le “taux d’audace” des femmes, renchérit Florence Moll, des Filles de la photo. Les chefs de service photo de grands magazines nous confient qu’ils (ou elles) voient passer moins de portfolios de femmes que d’hommes. Quant aux femmes travaillant dans le milieu de la photo, lorsqu’un poste à responsabilité se libère, il s’avère qu’elles savent moins “ réseauter ” que les hommes pour monter au créneau. » Partant du même constat, les photographes de la plateforme femmesphotographes.eu – qui associe un site dédié à des photographes femmes et une publication semestrielle– ont pris l’initiative de lancer des lectures de portfolios entre femmes photographes. « Elles ont souvent des problèmes de légitimité et ne sont pas toujours bien reçues dans les lectures organisées par les festivals. Là, elles sont en confiance et peuvent ainsi recevoir une aide réelle », explique Isabelle Gressier, qui anime l’association avec quatre autres artistes femmes. L’omniprésence des hommes à la tête des institutions, des festivals ou des écoles a longtemps compliqué la donne. Certains directeurs de festivals, comme Jean-François Leroy de Visa pour l’image à Perpignan, ou Gilles Favier d’Images singulières à Sète, réfutent la notion de parité, faisant valoir qu’ils reçoivent peu de dossiers de femmes photographes et qu’à leurs yeux, seules comptent « la qualité des photos et la pertinence du sujet ». Ce qui fait réagir Marion Hislen : « Les directeurs de festivals reçoivent, c’est vrai, davantage de propositions émanant d’hommes. Mais plutôt que de chercher, à talent équivalent, à redresser la barre, certains ne font aucune démarche d’approfondissement qui leur permettrait de trouver des œuvres d’auteures talentueuses. Ils vont juste piocher dans le panier qui est devant eux. » D’autres, comme les Rencontres d’Arles, ont rectifié le tir en intégrant 47% de femmes photographes lors de leur dernière édition et en créant, avec le groupe Kering, le prix Women in Motion pour la photographie. Il récompense la carrière d’une femme photographe emblématique (Susan Meiselas en 2019) et soutient un programme de recherche (une Histoire mondiale des femmes photographes, sous la direction de Luce Lebart et Marie Robert, sortira chez Textuel en 2020).
Des fonctionnements sociaux intériorisés depuis toujours
Peu à peu, le paysage de la photo en France tend donc à se reconfigurer. Les femmes orchestrent désormais presque la moitié des structures dédiées à la photographie en région (neuf sont dirigées par des femmes, dix par des hommes, quatre par une équipe mixte) et la parité est acquise pour la direction des dix principaux festivals photo (quatre sont dirigés par des femmes, quatre par des hommes et deux par des équipes mixtes). Elle l’est aussi dans la composition des commissions d’acquisition photo du Centre national des arts plastiques et dans le nombre d’œuvres achetées chaque année. En ce qui concerne les grandes institutions photo, ou départements de photo au sein de musées plus vastes, la situation prête moins à l’optimisme. À Paris, seul Le BAL est désormais dirigé par une femme, Diane Dufour.
La nomination coup sur coup de quatre hommes à la tête du département photo du Centre Pompidou (Florian Ebner en 2017), de la Maison européenne de la photographie (Simon Baker en 2018), de la Fondation Henri Cartier-Bresson (François Hébel en 2018) et du Jeu de Paume (Quentin Bajac en 2019) a constitué «un mauvais signal», constate la photographe Isabelle Gressier. Tout en reconnaissant, à l’unisson de Florence Moll, que « le problème est moins celui d’une égale répartition des nominations que celui d’un état d’esprit. Il y a des hommes plus sensibles à la cause des femmes que les femmes elles-mêmes… » Car la nomination de femmes à des postes clés n’est pas garante d’engagements féministes. Béatrice Tupin, qui a travaillé vingt-quatre ans au service photo du Nouvel Observateur avant de créer à Houlgate le festival Les femmes s’exposent, reconnaît que, tout au long de sa carrière, elle a publié en majorité des hommes. Les chiffres des médias, à cet égard, sont éloquents : on compte 90% de femmes iconographes dans la presse, mais seulement 10% de femmes photographes publiées dans les quotidiens (d’après Fisheye en mars 2017). Né en 2018 d’une prise de conscience, le festival de Béatrice Tupin, dédié uniquement aux photographes femmes, constitue à cet égard autant un acte militant qu’une « réparation ». « Les femmes ont intériorisé des fonctionnements sociaux qu’elles reproduisent sans s’en rendre compte, analyse Florence Moll. La question de la place des femmes dans la photo rejoint un enjeu sociétal plus large. De façon plus générale, il faut se demander comment aider les femmes à prendre une place plus affirmée dans la société et comment réformer le problème systémique de la répartition des rôles entre hommes et femmes dans la vie quotidienne, de sorte que chacun ait les mêmes chances de mener une belle carrière. »