Né en 1972 à Mulhouse, Laurent Grasso est diplômé de l’École nationale supérieure des beaux-arts de Paris (2001). Il a étudié à la Cooper Union School of Art à New York, à la Central Saint Martins School of Art à Londres et au Fresnoy, Studio national des arts contemporains, à Tourcoing. Pensionnaire de la Villa Médicis à Rome en 2004, il a été lauréat du prix Marcel Duchamp en 2008. Au croisement de temporalités, de géographies et de réalités hétérogènes, ses films, sculptures, tableaux et photographies immergent le spectateur dans un univers mystérieux et incertain. En tentant de matérialiser l’invisible, ses œuvres remettent en cause les frontières de nos perceptions et de nos connaissances, questionnant notre rapport au monde. Il vit et travaille entre Paris et New York.
Quelle relation entretenez-vous avec le musée d’Orsay ?
J’ai toujours été très inspiré par les sciences et l’imaginaire scientifique du XIXe siècle. Mon travail navigue à travers les périodes, mais mon regard est plutôt transhistorique, voire futuriste. J’utilise l’histoire pour refléter des problématiques du présent. Dans mon exposition « Soleil Double » [2014], l’un des sujets était le pouvoir et la catastrophe, que j’abordais de manière rétrospective pour ne pas être dans une illustration pure de l’actualité. Dans les collections du musée d’Orsay plus particulièrement, les photographies spirites m’intéressent beaucoup : comment de nouvelles techniques sont détournées pour capter l’invisible ou pour des usages qui relèvent de la croyance. La photographie et les rayons X ont été deux avancées très importantes, qui ont augmenté notre champ de compréhension. Je suis sensible à d’autres aspects de la collection du musée : le symbolisme, à travers des artistes tels qu’Odilon Redon, Gustave Moreau, ou encore la naissance de l’abstraction. Sans oublier le bâtiment d’Orsay, à la fois son histoire et cette ossature métallique qui ressemble à la tour Eiffel, comme une caisse de résonance où l’on pourrait émettre et recevoir des signaux.
Votre film « Artificialis » fait-il écho à l’exposition « Les Origines du monde. L’invention de la nature au XIXe siècle » ?
J’ai été stimulé par certains aspects de l’exposition, qui faisaient déjà partie de mon travail. La question des origines du monde, c’est celle de la représentation de la nature. En réalité, l’idée de nature telle qu’on la concevait au XIXe siècle – pure, vierge, intemporelle– est totalement remise en question aujourd’hui. Mon film traite de cet effacement d’une distinction supposée fondamentale entre le naturel et l’artificiel. Actuellement, la question est davantage celle du vivant, de l’humain et du non-humain. On comprend que la nature est un concept qui a été inventé, et que les choses sont beaucoup plus imbriquées qu’on ne le pensait au XIXe siècle.
« c’est un des principes de mon travail : mettre le spectateur face à la complexité du monde, aux interrogations et aux vertiges qu’il peut éprouver dans le contexte actuel, se trouvant très souvent démuni face à l’inconnu. »
Comment est né « Artificialis » ?
À travers ce projet, j’ai essayé de travailler autour de différentes questions que j’avais déjà traitées précédemment, notamment dans mon film OttO [2018], tourné en Australie. Par exemple, l’exploration – historiquement liée à une forme d’impérialisme, de colonialisme, d’ethnocentrisme. Or, cette notion est abordée différemment aujourd’hui, même chez les anthropologues. Si on se concentre sur les mutations, les métamorphoses autour de nous, je me suis demandé ce qui était encore explorable, et si la notion même d’exploration conserve un sens par rapport à celle que Charles Darwin avait en tête. Que reste-t-il à explorer aujourd’hui, partant du principe que tout a été cartographié, mesuré, analysé ? Nous sommes dans une phase de mutation assez profonde, c’est ce changement finalement que nous pouvons désormais explorer. Les choses redeviennent mystérieuses. Dans le film, on voit, par exemple, des bulles de méthane qui refont surface à cause de la fonte des glaces. Notre futur est ainsi composé par un passé lointain. Un nouveau cycle temporel se met en place.
Vous avez d’ailleurs eu recours à des effets spéciaux pour amplifier, rendre visible ce phénomène.
Effectivement, ces bulles de méthane prennent feu de manière digitale. Cela amplifie un phénomène intéressant, qui fait l’objet d’investigations scientifiques et qui peut modifier le monde. À l’idée d’exploration s’ajoutent dans le film les nouveaux outils qui permettent de revenir sur des lieux que l’on connaît, mais avec une vision nouvelle, augmentée par certaines couches jusqu’ici invisibles et que l’on peut aujourd’hui faire apparaître. Le LiDAR [une technologie qui émet des impulsions de lumière infrarouge], utilisé dans le film, a permis de découvrir des fonds marins ou des ruines mayas. D’un seul coup, il est possible de voir à travers les choses, de les étudier sous un angle complètement nouveau. Et, surtout, cela produit une esthétique nouvelle. Dans mon travail, j’essaye toujours d’avoir des stimulations cognitives par de nouveaux types d’images, qui produisent un étonnement. Il y a une forêt amazonienne, des vues de banquise, des fleurs mutantes à double cœur autour desquelles on tourne. Le principe du LiDAR, c’est qu’une fois que l’on a scanné en différents points, on peut ensuite naviguer avec une caméra virtuelle à travers ces paysages. Artificialis n’est pas narratif, il s’agit plutôt d’un surgissement perpétuel d’informations hétérogènes. On est davantage dans un agrégat d’images, un peu à la manière d’un collage. À l’instar d’autres projets, il y a la volonté de faire apparaître ce que l’on ne voit pas, par le biais de moyens technologiques; l’idée d’un vaisseau spectral qui traverserait différents univers, des dimensions parallèles, dans un nuage de données – un océan de data dorénavant disponibles.
Précisément, le tournage dans les différents sites initialement envisagés n’ayant pu avoir lieu, comment avez-vous identifié ceux qui apparaissent dans le film ?
N’ayant pu aller aux quatre coins du monde prélever ce qui m’intéressait, j’ai eu recours à des images disponibles dans des banques de données. L’idée des banques d’images m’est apparue après avoir passé énormément de temps à identifier certaines zones, certains phénomènes en vue du tournage. J’ai longuement collecté ce matériel. Artificialis parle aussi de la virtualisation du monde, même si certaines images ont été fabriquées spécifiquement pour le projet. Dans le film, je fais allusion à la géo-ingénierie, qui consiste en un progrès assez étrange : vouloir régler la question climatique par des installations technologiques.
J’ai effectué des recherches sur ces installations, dont on ne connaît ni l’objectif ni la fonction, en Russie ou ailleurs. On ne sait pas non plus, en regardant certaines images, si elles existent ou ont été recréées. Le film parle de la représentation du monde et du trouble que peuvent entraîner des images quand on ne parvient pas vraiment à comprendre ce que l’on voit. C’est un des principes de mon travail : mettre le spectateur face à la complexité du monde, aux interrogations et aux vertiges qu’il peut éprouver dans le contexte actuel, se trouvant très souvent démuni face à l’inconnu. Avec le changement climatique comme avec la pandémie, nous avons (re)découvert que nous sommes confrontés à quelque chose que nous ne maîtrisons pas. C’est une source d’inquiétude. Notre rapport à la science est d’ailleurs étrange. Pour un non-spécialiste, il est très compliqué de comprendre les enjeux de la recherche. J’essaie de m’entourer de scientifiques et de me documenter en fonction des sujets que j’ai envie d’aborder. J’en retire ensuite une forme de motif, sur lequel je travaille. Des motifs à la fois esthétiques et conceptuels m’intéressent dans différents champs de recherche, mais cela reste complexe à expliquer et à comprendre. Nous vivons aujourd’hui dans une tension entre le fait de vouloir tout comprendre et tout contrôler et l’étendue des informations et des recherches qui est telle qu’il est impossible de tout suivre. Plus on avance, plus on comprend qu’un grand nombre de choses nous échappent.
Vous échangez depuis plusieurs années avec Grégory Quenet, chercheur spécialiste de l’histoire de l’environnement. Comment ces échanges ont-ils nourri le film ?
Nous sommes régulièrement en discussion sur différents sujets. Là, nous avons discuté de concepts nouveaux, notamment celui de post-Anthropocène. Les choses sont modifiées de manière durable. L’une des questions aujourd’hui est : comment faire avec ces modifications ? On parle de bioinformatique, de réensauvagement, de bulles de temps… Nous sommes entrés en contact avec des laboratoires. Le film montre des images de cerveaux, d’organismes vus en 3D. Différents régimes d’images le composent, à la fois dans leur statut – microscopiques, modifiées, vues de drones – et dans leur sujet – phénomènes, animaux, fleurs mutantes, ou encore la nature reprenant ses droits après la catastrophe de Tchernobyl.
Pourquoi ce titre, « Artificialis » ?
Le titre, c’est toujours une aventure, encore plus complexe que la réalisation du projet lui-même. Il s’agit de ne pas imprimer de manière trop autoritaire la compréhension du projet. C’est presque une bande parallèle, qui doit servir à orienter un peu, mais pas à enfermer le contenu. À la fois les images et le contenu sont dans cette espèce d’entre-deux et d’ambiguïté – une nature fabriquée, comme les images. Le film propose un territoire en soi : un paysage mi-virtuel, mi-naturel, mi-modifié. Il reflète notre présence au monde contemporain, encore une fois loin de l’opposition entre l’homme et la nature qui a longtemps prévalu.
L’ambition est-elle de produire un imaginaire visuel qui traduise cette réalité du changement climatique et environnemental ?
Pas vraiment. Il n’y a pas de prétention ni de message. Ce qui m’intéresse, c’est la représentation, la question de l’image. Quel est le rôle d’un artiste, que peut-il apporter en s’appropriant ou en inventant des mondes. Il y a un aspect sensoriel dans mon travail, plutôt qu’un message simpliste ou un constat. Les objets que je produis sont toujours traversés par différentes forces, différentes couches de lecture. Je trouve intéressant d’élargir notre anthropocentrisme. La réalité est assez claire, assez alarmiste. J’essaye de proposer une expérience globale, de créer une situation entre le spectateur et cet écran dans la nef du musée d’Orsay.
Parallèlement au film, vous avez réalisé une série de peintures de fleurs postcatastrophe et de fossiles du futur. De quoi s’agit-il ?
Comment souvent dans mon travail, les choses fonctionnent en miroir. Ces objets ont été exposés, non pas au musée d’Orsay, mais à la galerie Perrotin à Shanghai, dans une exposition intitulée « Future Herbarium ». J’y ai montré une série de peintures représentant des fleurs du futur, en me réappropriant l’esthétique un peu XVIIIe siècle d’un herbier constitué de fleurs mutantes. Cela entre en résonance avec Artificialis au musée d’Orsay, où l’on voit ces fleurs dans le film. J’affectionne ce procédé selon lequel certains objets traversent l’écran pour ponctuer une forme de déambulation dans un espace réel ou mental, produit par différentes expositions qui interagissent les unes avec les autres. Ces fleurs apparaissent en divers endroits, créant un effet de déjà-vu avec le film.
La bande-son originale participe de l’atmosphère du film. Comment avez-vous travaillé avec Warren Ellis, son compositeur ?
Warren travaille avec Nick Cave. Il a plusieurs groupes de musique, se produit sur scène et crée des univers musicaux. La musique est importante dans tout ce que l’on voit aujourd’hui. Dans mon travail, les choses sont réduites à l’essentiel en termes cinématographiques. Pas d’acteur, ni de voix, ou très rarement. La musique et l’image sont les deux données importantes. En voyant les images, tous ces éléments collectés, Warren a composé quelques morceaux, que j’ai intégrés lors du montage. Puis d’autres morceaux ont été créés une fois le montage fini. Il a enfin composé en live devant la dernière version, à l’issue d’une collaboration assez dynamique.
« il est impossible de détacher le film de son contexte de présentation : une installation monumentale au fond de la nef du musée d’Orsay. »
« Artificialis » a été inauguré de manière virtuelle, le musée étant alors fermé en raison de la crise sanitaire. Comment l’avez-vous vécu ?
C’était inattendu et intéressant à la fois. Mais aussi la preuve, selon moi, que l’idée selon laquelle la culture pourrait se virtualiser ne tient pas longtemps. Une œuvre est une expérience que l’on propose aux spectateurs. Il est impossible de détacher le film de son contexte de présentation : une installation monumentale au fond de la nef du musée d’Orsay. On voit l’écran dans la perspective, au travers de sculptures, il y a un Jean-Baptiste Carpeaux au milieu, un Auguste Rodin… De nombreux collages interviennent selon le point de vue : on peut voir le film depuis le premier étage, des passerelles, ou depuis le centre de la nef, où se trouve une éléphante naturalisée, la célèbre Parkie du Muséum national d’Histoire naturelle. Les superpositions présentes à l’intérieur de mes projets sont amplifiées, démultipliées dans cette installation. Habituellement, mon travail se déploie dans un contexte que je crée, je choisis les œuvres; il m’est arrivé que l’on me prête des pièces historiques pour constituer des accrochages que je mêle à mes propres créations… Là, le film s’insère dans un contexte préexistant. La taille de l’écran rappelle les très grands tableaux de la collection d’Orsay. C’est une expérience virtuelle mais aussi sensorielle et intellectuelle, en relation avec le contexte.
Quels sont vos prochains projets ?
Je vais continuer à collaborer avec Grégory Quenet, qui va être responsable de la chaire du collège des Bernardins. J'ai travaillé sur une exposition en Corée du Sud au mois de mars dans un nouveau musée, le Jeonnam Museum of Art. À cette occasion, j'ai produit de nouvelles œuvres pour trois grandes salles, chacune dédiée à des projets passés : Solar Wind, Soleil Noir et OttO. j'ai aussi travaillé sur une exposition à la galerie Perrotin à HongKong, en mars également. Je suis par ailleurs en discussion pour un projet important au musée Pouchkine, à Moscou, en 2022. Un projet totalement nouveau, qui intégrerait certaines œuvres de la collection du musée. Je prépare enfin une exposition monographique avec le MASS MoCA, le musée d’art contemporain du Massachusetts, aux États-Unis, prévue en 2023. Ce sont des projets à long terme, mais il est important de sortir de l’actualité immédiate et, en tant qu’artiste, d’avoir le temps de travailler, de pouvoir se projeter.
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« Laurent Grasso, "Artificialis" », musée d’Orsay, 1, rue de la Légion-d’honneur, 75007 Paris.