Depuis quelques mois, son nouvel atelier occupe une ancienne usine réhabilitée en périphérie de la ville, dans ce quartier de Berlin-Oberschöneweide dont les friches industrielles offrent encore, dans une capitale allemande en voie de gentrification, de vastes espaces à prix accessibles, attirant de plus en plus d’artistes. Olafur Eliasson est installé en face, Wim Wenders non loin. La vue est imprenable sur les rives de la Spree, dans laquelle Alicja Kwade se baigne aux beaux jours. Dans les cafés et commerces alentour subsiste une atmosphère d’avant la chute du Mur. Très éloignée – pas uniquement géographiquement – des restaurants et boutiques tendance de Mitte, où elle habite. Et où, entre deux voyages et expositions, on la croise encore régulièrement au Bar 3, haut lieu nocturne fréquenté par le monde de l’art, à deux pas de la Volksbühne.
Depuis sa première exposition personnelle en Allemagne en 2004, sa carrière connaît une trajectoire ascensionnelle, aujourd’hui internationale. Née en 1979 à Katowice, en Pologne, pays qu’elle quitte jeune avec sa famille pour s’installer dans la capitale allemande, Alicja Kwade est désormais représentée par les galeries 303 à New York, kamel mennour à Paris et Londres, et König à Berlin. En 2013, elle a inauguré les volumes spectaculaires de cette dernière – l’architecture brutaliste en béton de l’ancienne église Sainte-Agnès, superbement restaurée, dans le quartier de Kreuzberg. On a pu voir en 2017 ses œuvres à la Biennale de Venise. En 2018- 2019, elle expose à Rome, à Zurich, à Barcelone, à Helsinki, à Londres, à Copenhague, en Allemagne, aux États-Unis...
Selon les projets, jusqu’à quinze personnes travaillent à ses côtés dans cet espace où convergent matériaux en tout genre. « Mes pierres viennent d’Allemagne, de carrières dans le Nord, mais aussi du monde entier, explique-t-elle. J’y tiens beaucoup, cela fait partie du concept. » Son atelier est un ventre d’où sortent sculptures et installations, suivant un processus bien rodé : dessins de sa main avant modélisations sur ordinateur ou maquettes en trois dimensions, puis assemblage in situ des pièces livrées, avant finitions. De son propre aveu, cette vie de cheffe d’entreprise, accaparée par la gestion des fournisseurs et la logistique des expositions, laisse certains jours peu de place à l’artiste, consciente que la création nécessite temps et réflexion. La rançon du succès ?
Un jeu entre vérité et illusion
À Tours, elle présentera une installation monumentale, labyrinthe poétique et philosophique composé de sculptures, murs en béton, cadres métalliques vides, miroirs, interrogeant les transformations de la matière, la relativité des points de vue. Comment appréhendons-nous la réalité ? Sommes-nous certains de ce que nous voyons ? Où se situe la vérité, où est l’illusion ? Un jeu de réflections qui entend susciter moult réflexions. « Mon travail tourne depuis le début autour des mêmes problématiques ; il évolue mais, fondamentalement, mes préoccupations restent les mêmes : le temps, l’espace. »
Le temps en tant que système, entité mesurable, divisible ; moyen de contrôler et de donner forme à la réalité, organiser le vivre-ensemble, « sans aucune approche romantique ». Quant à l’espace : « Je ne fais jamais une exposition sans avoir vu le lieu au préalable. Je suis allée à Tours, m’y suis promenée, m’en suis inspirée. La pièce doit être adaptée à l’espace mais mon travail comporte aussi une dimension narrative, en lien avec le lieu. C’est comme raconter à chaque fois une histoire différente. »
Comment est née l’idée de ce projet ? « Nous commençons avec un arbre, qui évolue pour devenir une colonne, en relation avec cette architecture classique que l’on trouve à Tours, puis une succession d’autres formes... Chaque objet est connecté à un autre. Cela parle de création, d’évolution, d’information... » Au-dessus oscille une horloge. Les visiteurs de la Nuit blanche à Paris en 2016 sur les bords de Seine se souviennent de ce pendule tournant dans le vide, suspendu à un fil, une pierre en contrepoids.
« Cette nouvelle installation est une synthèse de pièces réalisées auparavant, qui s’apparente à celle montrée à Venise, intitulée WeltenLinie, précise-t-elle, ou encore à la Hayward Gallery. S’y ajoute, cette fois, une dimension architecturale. » Une direction que semble prendre aujourd’hui son travail. « Plus j’avance et plus je creuse en profondeur l’aspect formel. Je m’intéresse aux chiffres, aux échelles, et bien sûr cela conduit aux plans, aux dimensions de l’architecture. J’ai toujours eu besoin d’une ligne à suivre. L’architecture ne fait rien d’autre que se préoccuper de proportions, de poids, de gravité, d’ingénierie. Gordon Matta-Clark, mon héros, a beaucoup travaillé avec l’architecture. »
Chercher à interroger
Si son travail gagne en complexité, en raison notamment des moyens dont elle dispose dorénavant pour réaliser des œuvres de grand format, avec davantage d’éléments, elle confesse un intérêt croissant pour les possibilités d’interaction avec le public. « Beaucoup de gens qui voient mes sculptures n’imaginent pas que c’est de l’art, ce qui est pour moi d’autant plus intéressant. Comment amener la culture, sensibiliser ? »
Pour autant, elle affirme ne rien attendre en particulier de la part des visiteurs, ne pas chercher à provoquer telle ou telle réaction. « Dès lors que j’ai installé une œuvre, je m’en extrais, elle devient autonome. Tout ce que cela produit m’intéresse mais je n’en suis plus responsable. Les informations sont accessibles : si les visiteurs veulent en savoir plus, c’est possible, mais ce n’est pas nécessaire. » Avant d’ajouter : « Mon travail apparaît comme minimal et est souvent qualifié comme tel. Mais ce n’est pas ce que j’essaie de faire, ne serait-ce que parce que cela a déjà été fait. Les constructivistes voulaient faire la révolution de la pensée à travers celle des formes. Ce n’est pas mon objectif. Je suis satisfaite quand je parviens à réduire au minimum ce que je fais pour réussir à dire ce que je veux. Lorsqu’il me semble que je ne dois plus rien ajouter, c’est que le but est atteint. Si je dois ajouter encore, c’est pour moi un signe de doute. Mon langage s’exprime de cette manière, je ne suis pas dans une démarche conceptuelle. » Et de conclure : « Une œuvre d’art est complexe. Je ne cherche pas à dire quoi que ce soit mais à interroger. »
« Alicja Kwade, The Resting thought », 1er février-1er septembre 2019, Centre de création contemporaine Olivier Debré, jardin François-Ier, 37000 Tours.