Des danseurs sur une plage, leurs visages grimés de blanc avec de hautes coiffes de paille, manipulent des palmes avec des mouvements gracieux ; un enfant enturbanné guide un chameau doté de jambes humaines ; un homme-oiseau tournoie devant les vagues. Le Nouvel An des pêcheurs de l’île de Qeshm, en Iran, est rapproché d’un intérieur traditionnel du Golfe pour évoquer des rites éternels liés au cycle des saisons. Il s’agit d’une vidéo d’Alia Farid, artiste koweïto-portoricaine née en 1985, l’une des œuvres les plus réussies de cette nouvelle édition de la Biennale de Sharjah, une manifestation où l’on découvre toujours des artistes peu vus ailleurs.
Comme dans beaucoup de biennales aujourd’hui, il n’y a pas un mais plusieurs commissaires, pas un collectif, mais trois personnalités que Hoor al-Qasimi, fille de l’émir de Sharjah et initiatrice très engagée de cet événement depuis une dizaine d’années, a réunies pour l’occasion. Ils ont ensemble défini un thème qui résonne avec cette pluralité : « Leaving the Echo Chamber ». Puis ils ont chacun apporté leurs réponses distinctes à ce sujet, en résonance les unes avec les autres, à travers trois plateformes lisibles – on reconnaît facilement leurs goûts respectifs.
Le thème est à la fois assez précis pour suggérer différentes approches curatoriales et assez large pour offrir une vision d’un monde contemporain ouvert et multiple. Dans un bel accrochage au musée des beaux-arts, Omar Kholeif, commissaire international ayant occupé de nombreux postes, notamment à la Whitechapel Gallery de Londres et au Museum of Contemporary Art de Chicago, s’est d’abord penché sur les histoires enfouies d’un passé récent. Il montre dans une enfilade de salles des œuvres abstraites du peintre indien Anwar Jalal Shemza datant des années 1960, une série de tableaux de la même époque de l’artiste turque Semiha Berksoy, des toiles du Syrien Marwan et une microrétrospective de la Libanaise Huguette Caland – dont on voudrait beaucoup voir, en France aussi, le travail plein de liberté et d’humour. Entre abstraction et figuration, la peinture du Portugais Bruno Pacheco est comme un juste contrepoint contemporain à cet ensemble.
Une image du monde d'aujourd'hui
Après ce socle historique, dans l’autre volet de son projet « Making New Time », Omar Kholeif donne une vision du monde contemporain un peu plus attendue, avec une installation du Syrien Hrair Sarkissian sur des oiseaux menacés d’extinction, un hommage du Chilien Alfredo Jaar à trente-trois femmes exceptionnelles, et encore une chanson de la pluie composée en plein air par les artistes nigérians Otobong Nkanga et Emeka Ogboh dans l’une des cours intérieures de la vieille ville reconstruite – Otobong Nkanga est d’ailleurs la lauréate du prix de la Biennale. Ce paysage sonore, où des bassins d’eau salée dessinent comme des cratères dans le sable, est un peu écrasé par la lumière du midi, et prend toute son ampleur dans celle du soir.
La nuit dense du désert occupe cette année une place particulière dans la Biennale, plusieurs œuvres n’étant visibles qu’au coucher du soleil. C’est le cas en particulier dans « Look for Me All Around You », l’excellente plateforme de Claire Tancons, commissaire indépendante française, spécialiste de l’esthétique diasporique africaine, dans le champ de la performance en particulier. Les artistes qu’elle a invités – parmi lesquels Alia Farid – proposent pour la plupart des formes fugitives, comme une alternative à l’aspect sédimenté des grandes biennales internationales, et comme une image du monde d’aujourd’hui. Elle court d’ailleurs parfois le risque intéressant de ne donner à voir que des œuvres désactivées, comme autant de fragments à imaginer réunis. Dans l’une des cours de la vieille ville, la Libanaise Caline Aoun montre par exemple une installation lumineuse live, visible vers 19 heures, à l’heure où le soleil se couche à Beyrouth, flot de données et de lumière où l’œil devine un paysage dans un nuage coloré. Juste à côté, les scènes de cirque de l’Autrichien Peter Friedl, jonchées de costumes colorés, dessinent une contre-histoire poétique de la piraterie, tandis que la vidéo de Christopher Cozier, originaire de Trinité-et-Tobago, relie Sharjah à la Caraïbe à travers l’univers du pétrole – il a conçu une vidéo dans laquelle on voit des hommes construire un absurde échafaudage dans le désert, étrange perturbation du contexte quotidien devenue une attraction pour les enfants des environs. D’autres œuvres étaient aussi montrées à Kalba, dans une ancienne usine de glace où ont eu lieu des performances, en particulier celles d’Isabel Lewis et de Mohamed Bourouissa, Blida-Joinville – que nous n’avons pas pu voir.
Dans «Journey Beyond the Arrow», Zoe Butt, commissaire indépendante installée au Vietnam, propose quant à elle un vaste panorama de l’histoire récente comme les chapitres d’un livre. Elle tisse des liens explicites entre différents artistes, par exemple la Ghanéenne Anawana Haloba, qui examine la présence chinoise en Afrique, et le provocant Chinois Xu Zhen, qui filme un enfant soudanais enfermé avec sa mère et un vautour empaillé sous les yeux médusés des visiteurs d’une galerie à Pékin. Elle rapproche aussi la vidéo en trois écrans de Phan Thao Nguyên, qui évoque avec des accents incantatoires une famine au Vietnam en 1945, et les recherches de l’Indonésien Antariksa sur les artistes d’Asie du Sud mobilisés par les Japonais pendant la Seconde Guerre mondiale pour rendre compte du conflit. Certaines propositions sont beaucoup plus illustratives, comme le mémorial de fiction érigé par le Malais Ahmad Fuad Osman à Enrique de Malacca, esclave et interprète de Magellan. L’ensemble de ces propositions a cependant le mérite de créer un dialogue entre l’histoire officielle et des visions subjectives de différentes zones de ce Sud globalisé.
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XIVe Biennale de Sharjah – Leaving the Echo Chamber, 7 mars-10 juin 2019, Sharjah, Émirats arabes unis