L’exposition «GIGANTISME» a pour sous-titre «ART & INDUSTRIE». Nous pourrions la résumer à une chronique artistique de la démesure. Celle issue de la révolution industrielle, de l’avènement du capitalisme, de son avatar hautement toxique : la société de consommation (lire les Écrits corsaires [1973-1975] de Pier Paolo Pasolini, qui associe fascisme et société de consommation). Cette exposition a le mérite de donner à réfléchir sur notre époque qui, à cause de ce gigantisme décomplexé, a vu naître l’anthropocène dont on se serait bien passé, les questions posées par l’intelligence artificielle, la PMA (procréation médicalement assistée) et la GMA (gestation pour autrui), qui pourraient faire passer Le Meilleur des mondes d’Aldous Huxley pour une aimable plaisanterie. Et, dans ce récit, est décrit le gigantisme carcéral. La question est de savoir si les artistes sont complices, résistants ou collaborateurs. Un des termes préférés du langage artistique contemporain est «critique». Sont souvent – avec légèreté et à bon compte – qualifié.e.s de «critiques» des œuvres ou des artistes qui ne sont que courtisane-rie, voire complaisance avec le libéralisme débridé (lire également Ce qui n’a pas de prix, essai tonifiant d’Annie Le Brun à ce sujet, paru aux éditions Stock en 2018).
Face à la mer
Plusieurs installations sont dispersées sur les docks. À Dunkerque, en matière de gigantisme, on croise des constructions démesurées : hangars désaffectés ou recyclés en résidences d’artistes et autres pôles numériques, phares, châteaux d’eau, îlots de silos, etc. Tout cela est flanqué de la mer, réputée pour son infini. Sur un silo, on peut tenter de déchiffrer un extrait de La Tempête de William Shakespeare, intervention graphique de Tania Mouraud. La typographie ultra-condensée rend la phrase illisible, proche du code-barres (symbole s’il en est de la marchandisation du monde) : «Ses os se sont changés en corail. Perles sont devenus ses yeux.» Calcification de luxe du vivant… 411237 [1] 411329 [6] de Nathalie Brevet et Hughes Rochette, une fontaine industrielle installée sur un quai, est constituée de trois conteneurs empilés selon un équilibre savant. Ils crachent de l’eau grâce à un système de pompage. Une porte permet de visiter une salle ouverte sur la mer – avec un sérieux dégât des eaux au plafond –, et des échelles invitent les plus courageux à explorer l’étage. Sur le toit-terrasse de la Halle aux sucres, Nicolas Moulin a posé Nocebo, une sculpture-architecture composée de tôles-passoires-culs-de-téléviseurs anciens, assemblés autour d’un axe vertical – évocation de l’architecture moderniste fin 1960 ou de la sculpture autoroutière style Shadoks. Maya Hayuk a caviardé la façade côté mer du Kursaal avec Future, Past, Sunrise, une peinture colo-rée néo-abstracto-géométrique aux coulures promenées par le vent. La Stambouliote Hera Büyüktasçiyan a jalonné le parcours de têtes de derviches tourneurs : des balises maritimes chapeautées de cordages tressées (On Threads and Frequencies). S’agit-il de demander grâce à Dieu pour nos égarements matérialistes ? L’exposition se poursuit à la Halle AP2 du Frac Grand Large – Hauts-de-France et au Laac (Lieu d’art et action contemporaine – Musée de France)
Un discours bâti sur une utopie productiviste, vaguement fouriériste, trahit la relation ambiguë entre art et industrie.
Halle AP2 : une histoire du gigantisme
Les différentes manifestations et conséquences du gigantisme artistique depuis les années 1950 y sont développées. Dans l’énorme hangar sont installées des œuvres de taille inhumaine pour un collectionneur normalement constitué. Delphine Reist fait rouler un pont lumineux sur des rails (scanner démesuré) balayant le sol de l’exposition depuis le plafond; Cathédrale de Carlos Bunga qui, sans le cartel, est une indécelable structure en carton appuyée contre un mur, mimant des contreforts (en car-ton!) hyperréalistes; Effondrement d’arcs, un Mikado courbé géant de Bernar Venet qui impose toujours sa matière et sa présence «à l’estomac» – et qui maîtrise parfaitement art et industrie dans tous les compartiments de la production à grande échelle; un paysage industriel de Liam Gillick A Short Text on the Possibility of Creating an Economy of Equivalence (2005) : des plaques de tôle découpées selon des courbes de rendement ou de progression financière qui, posées l’une devant l’autre, forment un paysage montagneux. Un discours bâti sur une utopie productiviste, vaguement fouriériste, trahit, comme pour les autres œuvres de cet espace, la relation ambiguë entre art et industrie – du moins sur le terrain de la valeur du travail et de la redistribution des richesses. Il n’est pas dit si le produit de la vente de la pièce de Gillick fut partagé avec des ouvriers dont il semble être un ardent défenseur. À l’étage 1, Shirley Jaffe déroule ses formes-motifs néomatissiennes en face d’un Claude Viallat qui laisse pendre une bâche décorée d’empreintes logotypiques, alors que Toroni répète sur toile à l’infini. On est en plein formatage rationaliste industriel délirant.
À l’étage 2, c’est «art et matières, recyclage et prolifération». Arman accumule ce que le consumérisme jette, alors que Robert Malaval brise un fauteuil avec l’expansion monstrueuse de ses organiques aliments blancs. Piero Manzoni brille avec un Achrome dans une salle sous le signe du blanc. En contrepoint, une salle sort du lot avec le chic mini-mal luxueux de Donald Judd, Sol LeWitt ou Aurelie Nemours. Plus loin, une mise en scène de la revue française 1950 Art & Décoration recompose une photo rédactionnelle, retrouvant la tapisserie de Mathieu Matégot, le tableau d’André Lanskoy et celui de Hans Hartung, la chauffeuse d’Abraham et Rol et la console d’Alain Richard. Une salle contiguë sous le signe du feu accueille le film d’Yves Klein brûlant une toile sous les yeux de pompiers pas très rassurés.
À l’étage 3, entre art et design, c’est inframince. Une enfilade d’objets organiques 1960-1970 en contraste avec les angles aigus des Judd et des LeWitt précédents. Un intrigant Enveloppage de César de 1971 (une machine à écrire Underwood, allusion certaine à Marcel Duchamp, emballée dans du Plexiglas) précède une Femme de Nicola L., personnage en vinyle PVC brun décapité dont la chevelure et la date (1968) laissent à penser qu’Angela Davis en serait la dédicataire. Marchandisation et révolte se côtoient dans une peinture saccage de Jacques Monory, et des objets multiples vendus à Prisunic – sans les fameuses estampes Putman. Des collages d’objets de consommation absurdes de Bertrand Lavier, de Daniel Spoerri et d’un Man Ray tardif (mais très drôle : Mr Knife and Mrs Fork de 1968) précèdent de faux publireportages et de fausses publicités des années 1980 : ringardissimes vidéo d’Unglee, la mal nommée Forget Me Not (1979), et photographies de Philippe Cazal (1985).
À l’étage 4, un alignement dépressif de linges en aluminium (Monument of Clothes d’Ana Lupas) et une architecture gon-flable d’Hans-Walter Müller, ersatz en plastique de la géode de Richard Buckminster Fuller font le lien avec l’exposition du Laac.
Au laac, émergence d’utopies, de fantasmes et de délires
Parfois un envoûtement primaire à l’endroit du progrès – levier suprême du consumérisme : les peintures sur carrosserie de Jean Dewasne associées à Firebird, un film de Peter Stämpfli sur des auto-mobiles, révèlent une fascination morbide – un Car Crash d’Andy Warhol eut fait descendre la pression. Un Jean-Pierre Raynaud sur métal glaciaire. Une hilarante salle d’utopies: maquettes de Guy Rottier (maisons de vacances volantes et autres bungalows upside down), un Aménagement de la montagne Sainte-Geneviève en un lupanar géant de Monory (1969), des délires gouachés de Nicolas Schöffer de 1955 genre Sciences et Avenir (Université verticale de 1 km de haut et Centre de loisirs sexuels). Puis, logiquement, un espace dédié aux divagations cybernético-techno-logiques plongé dans la pénombre pour mettre en valeur des œuvres robotiques animées pré-psychédéliques absconses. Enfin intervient la poésie du signe, de la forme et du pictogramme, dont deux Isidore Isou remarquables par leur fantaisie – qui manque finalement beaucoup dans cette exposition : le Téléscripo-peinture (1963-1987), flanqué de son mode d’emploi qui vaut la Phonométrie d’Erik Satie – lequel apparaît d’ailleurs dans une excellente sérigraphie rehausssée sur toile, rébus du même Isou (Polythanasie atomique, 24, 1974). L’exposition devient nettement plus jubilatoire du point de vue artistique. Un conseil: commencer par la Halle AP2 pour éviter la dépression postindustrielle.
« GIGANTISME – ART & INDUSTRIE », 4 mai 2019 - 5 janvier 2020, 59140 Dunkerque, gigantisme.eu