En moins d’une décennie, la pratique du selfie est apparue et a explosé. Selon l’écrivain canadien Douglas Coupland, « les selfies sont les petits-cousins de l’air guitar. Les selfies sont les fiers parents de la photo de bite ». Un constat peu valorisant pour ce néologisme qui semble davantage fédérer les groupies de Kim Kardashian qu’une critique habituée aux formes classiques de la culture. Le selfie, qui s’apparente à une dégénérescence de « la société du spectacle » est-il condamné à n’être, pour reprendre le titre de l’ouvrage de Paul-Louis Roubert, qu’une « image sans qualités » ?
La perche à selfie, moins spectaculaire que le troisième bras robotisé Third Hand imaginé par Stelarc en 1982, est une marque significative des évolutions récentes. Ce bâton télescopique, qui ressemble plus à l’un des outils de l’inspecteur Gadget qu’à un travail d’ingénierie sophistiqué, est pourtant révélateur de nouveaux comportements. Pratique amateur pandémique, résultat d’une interaction de l’homme avec son smartphone, l’égoportrait est devenu l’étendard pop de ce début de XXIème siècle, et la part visible de mutations plus profondes. Le selfie désigne un nouvel espace d’affrontements symboliques, symptomatique d’une mouvance aux définitions encore floues, où le pixel est devenu image, le hashtag langage.
Le smartphone, écran prophétique
Face à cet engorgement collectif de visages pixélisés, les artistes ripostent. En 2014, le selfie, populaire et récréatif, s’octroie paradoxalement une place significative dans le champ de l’art contemporain. Amalia Ulman s’improvise blogueuse mode dans son récit dystopique Excellences & Perfections ; Richard Prince tente d’anoblir avec sa série New Portraits les rebuts d’une société galvanisée par l’auto-optimisation. Le smartphone, véritable écran prothétique, devient la manifestation de comportements inédits et engendre par la même occasion de nouveaux défis au processus créatif. Souvent qualifiée de « néo-autoportrait », cette photographie 2.0, connectée et communicationnelle se démarque pourtant d’une longue tradition de la représentation de soi. Avec Lavatory Self-Portrait in the Flemish Style #11 réalisé en 2011, Nina Katchadourian cerne la singularité du selfie, entre une esthétique DIY (« Do It Yourself ») et une facilité d’exécution permise par les nouveaux outils numériques. En posant dans des toilettes publiques avec un oreiller de voyage gonflable, un tee-shirt et du papier toilette, l’artiste caricature des autoportraits flamands du XVème siècle.
Le selfie désigne un nouvel espace d'affrontements symboliques
À l’image du miroir magique de Lewis Carroll, le smartphone permet d’immerger son utilisateur dans un univers inversé, le monde numérique. Dans un selfie publié sur Instagram le 18 mars 2018, Cindy Sherman, artiste de la Pictures Generation et figure incontournable de ce que l’on pourrait baptiser la « Selfies Generation », résume ce nouveau paradigme du sujet propulsé de l’autre côté de l’écran. Dans un jeu de miroir numérique, on aperçoit le visage de l’artiste déformé grâce à quelques manipulations élémentaires sur Facetune. Elle apparaît comme perdue dans l’Espace, avec en ligne de mire le globe terrestre, symbole de notre réalité tangible. Les yeux écarquillés de l’artiste reflètent la désorientation que nous expérimentons quotidiennement devant cette vertigineuse mise en abyme et mise en orbite de nous-mêmes sur les réseaux sociaux.
Tandis que de nombreux artistes, assistés de la commande vocale Siri, font du vulgaire selfie une œuvre d’art, La Joconde arbore une duck-face et devient un des nombreux « mèmes » qui inondent la Toile. Récréatifs ou créatifs, inesthétiques ou artistiques, les millions de selfies postés quotidiennement sur les réseaux sociaux dressent le portrait d’un temps présent gourmand en visibilités et qui se renouvelle aussi rapidement que la vitesse de connexion s’accélère. Les artistes contemporains tentent de rendre compte d’un phénomène où l’humanité tout entière semble avoir approuvé d’un seul geste les conditions d’utilisation de cette modernité 2.0. De nombreux plasticiens tels que Guido Segni, Ai Weiwei, Aram Bartholl, Xavier Cha ou encore Anna Uddenberg captent ainsi ce que la philosophe Baldine Saint Girons définit comme étant « autant une menace de saturation qu’une amorce de sublimation ».