La référence au père est inévitable et elle ne l’évite pas. Ce serait d’ailleurs difficile puisque celui-ci téléphone toutes les heures pour parler peinture. Celle à la mère est sans doute plus évidente encore. Il suffit d’avoir croisé quelques minutes Patricia Bailly pour être frappé de retrouver chez sa fille les mêmes manières impeccables, la même spontanéité et surtout la même bienveillance envers ceux qui l’entourent. Du père, Hélène Bailly cite finalement moins la carrière de grand marchand d’art ancien que l’approche du psychiatre de Sainte-Anne – le docteur Charles Bailly a eu une autre vie avant de rejoindre un peu avant la trentaine la première galerie qu’il ouvre avec sa femme, avenue Matignon. Elle décrit avec un certain amusement une éducation pour le moins insolite. « Nous partions en vacances plusieurs fois par an, pour visiter des musées cela va sans dire. Dans chaque salle, nous devions mon frère et moi sélectionner une œuvre dont nous consignions dans un répertoire le nom de l’auteur, la date, les caractéristiques techniques et stylistiques – Pourquoi est-elle piémontaise ? Comment est le grain de la toile ? Comment est la matière picturale ? Chaque soir, nous étions interrogés lors du dîner. Devant nos tentatives de s’y soustraire, mon père nous répétait inlassablement cette formule : “Tu crois que tu n’apprends pas, mais tu apprends ! Ton inconscient travaille !” »
Des inaugurations de street art « totalement déjantées »
Et l’inconscient d’Hélène Bailly a travaillé... À vingt ans, elle décroche un stage de trois mois dans le département moderne et contemporain de Sotheby’s New York. Elle y reste neuf mois et tombe éperdument amoureuse de l’art moderne et tout particulièrement de Kees Van Dongen. De retour à Paris, sa licence de droit en poche, elle postule pour Christie’s Education. « J’ai eu la chance de pouvoir travailler en parallèle chez Christie’s où je présentais les objets pendant les ventes à King Street ou South Kensington, une formidable opportunité pour commencer à me faire un réseau et surtout bien comprendre les mécanismes du marché. Quand je suis rentrée, mes parents m’ont cédé la galerie du quai Voltaire, à condition que je leur reverse un petit loyer, ce qui me mettait immanquablement face à mes responsabilités. Ils sont extrêmement aidants, mais pas tout à fait irresponsables ! » Hélène Bailly se fait alors connaître par quelques grands coups d’éclat dont le vernissage de l’exposition des œuvres de Ronnie Wood, où des cars de CRS tentaient de contenir les 6 000 personnes amassées devant la galerie dans l’espoir d’apercevoir les Rolling Stones, ou encore les inaugurations « totalement déjantées » de ses expositions de street art. De ces années mouvementées, elle conserve de beaux souvenirs, mais aussi une belle collection. « Je leur achète encore beaucoup car évidemment nous n’avons pas coupé les liens, mais je ne suis plus réveillée toutes les semaines par la police qui vient d’arrêter mes artistes pour vandalisme », dit-elle en riant.
Plus qu’un métier, une vocation
Pour Hélène Bailly, une galerie est avant tout un lieu de pédagogie et, là encore, c’est la fille du psychiatre qui parle lorsqu’elle évoque les visites d’expositions qu’elle propose à ses jeunes clients ou les dessins qu’elle offre parfois à leurs enfants lorsque ceux-ci semblent déjà mordus. Accompagner le collectionneur résonne comme un credo chez elle. « Il me semble indispensable, surtout pour des clients moins familiers du marché de l’art – tant l’hôtel Bristol que les Salons m’apportent de nombreux étrangers qui commencent à peine à collectionner –, d’être la plus exhaustive et didactique possible. » Nombre de galeries spécialisées dans le second marché de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle ont pâti des transformations liées au numérique. Dès lors qu’un client peut trouver en quelques clics sur son smartphone le montant auquel le galeriste a acquis l’œuvre en vente publique ou se faire une idée de la cote d’un peintre, il faut déployer des trésors d’ingéniosité pour expliquer et justifier un prix. « Bien sûr que c’est dur ! Il faut se battre dans les salles de ventes pour décrocher les enchères, il faut se battre auprès des collectionneurs pour les convaincre de confier des œuvres au lieu de les présenter en vente publique, et il faut se battre enfin pour expliquer notre valeur ajoutée... Mais j’ai toujours la conviction de rendre service à mon client. Je crois en mes goûts et en mes pièces. Je sais ce que vaut le tableau et je sais surtout ce qu’il vaudra dans le futur. C’est le socle de la confiance avec l’acheteur. » Pour cette tête bien faite – elle a eu 18 à l’épreuve de philosophie au baccalauréat –, l’éthique est absolument essentielle si on veut durer. Loin d’être naïve, elle porte un regard magnanime sur certaines dérives de ses collègues pressés d’arriver trop haut, trop vite. « Certains s’intéressent à l’argent, moi je m’intéresse à l’art. Ce sont deux métiers différents. Ils font du business, je vends du rêve. Je suis sans doute trop gentille et honnête, mais je n’arriverai pas à changer cela et au fond, je crois que rester fidèle à soi-même payera in fine. » C’est peut-être aussi à sa déontologie et surtout cette façon de prendre du recul qu’on mesure la solidité d’un acteur du marché de l’art. L’héritage d’Hélène Bailly est peut-être là.
Une tournée quotidienne des salles de Drouot
Cette vision à long terme participe sans doute aussi de sa faculté à déléguer. Dix personnes travaillent pour elle, dont un restaurateur de dessins, un restaurateur de tableaux, un encadreur, deux documentalistes, un responsable des achats en salle des ventes, un responsabledes ventes dans la galerie, un responsable des douanes – elle est présente dans onze Salons internationaux –, un régisseur… « Avoir une galerie ouverte sept jours sur sept – le dimanche est de loin notre meilleur jour car les collectionneurs ont plus de temps et ils viennent en famille – impose une logistique lourde, mais aussi une équipe en or qui est là depuis le début et à qui je fais une confiance totale. Je dois dire que je suis toujours un peu interlo-quée quand j’entends mes collègues marchands se plaindre que s’ils s’ab-sentent pour présenter un Salon à l’étranger, ils ne font aucune vente en galerie. Il n’y a de toute façon que 24 heures dans une journée et je sais depuis longtemps quelles sont mes priorités. » Parmi celles-ci, elle cite volontiers sa tournée quotidienne des salles de Drouot entre 11 h et 12 h ou ses après-midis de recherche. L’un de ses meilleurs atouts reste selon elle la bibliothèque de 150 mètres linéaires créée par ses parents qu’elle chérit comme la prunelle de ses yeux et qu’elle s’apprête à installer rue du Faubourg-Saint-Honoré. A l’heure où elle s’apprête à quitter l’adresse familiale, le 25, quai Voltaire, une pépite réalisée en 1988 par Jean Nouvel – originaire du même village champenois que son père –, elle semble moins bercée par la nostalgie et évoque plutôt la satisfaction d’avoir trouvé l’acheteur juste pour le quartier dont le nom sera dévoilé en décembre, que par le plaisir de se lancer dans de nouveaux projets. Notamment une exposition qu’elle prépare discrètement autour de l’œuvre d’un artiste étranger du début du XXe siècle, méconnu en Europe. « J’ai la chancede faire un métier formidable. Plus on prend de l’âge, plus on accumule du savoir. C’est comme une bonne bouteille de vin. »