Il y a huit ans, Augustin de Bayser, qui avait troqué ce jour-là ses chaussures de ville pour une paire de baskets Gola (un signe), s’apprête à partir avec ses frères pour leur tournée quotidienne des salles de Drouot lorsque ceux-ci lui demandent de patienter encore une petite demi-heure. Augustin rallume ainsi son ordinateur et pianote sur Internet. Pour tuer le temps – il n’a pas de compte Facebook –, il surfe sur des sites de petites ventes en ligne au fin fond du Midwest américain et découvre l’image d’une feuille anonyme estimée 50 dollars. Son sang ne fait qu’un tour. En une fraction de seconde, il envoie le lien à son frère Mathieu et se précipite à la bibliothèque que les de Bayser partagent avec Éric Turquin et sur laquelle veille depuis trente ans la brillante Brigitte Lekieffre. Augustin attrape les catalogues de l’œuvre dessiné et gravé de Francisco de Goya, et ses doutes, si tant est qu’il en ait eus, s’évanouissent. Commence alors la journée la plus longue de sa vie, pas assez néanmoins pour parcourir quelque 8500 kilomètres. Il faudra se contenter d’enchérir en ligne à la nuit tombée. Par sécurité, les frères de Bayser, créent trois comptes et utilisent trois réseaux Internet différents. Après une bataille ardue contre d’autres enchérisseurs, Augustin décroche Trabajar y Callar, l’une des huit «Bordures noires» perdues de Goya. Impossible ensuite de fermer l’œil : il débarque à l’aube à Roissy, monte dans un premier, puis un deuxième avion, attrape au vol un taxi, auquel il demande de l’attendre quelques minutes devant la maison de vente puis, sans même songer à se restaurer ou à visiter les curiosités locales, repart promptement à Paris. Dans cette famille nombreuse – il a dix frères et sœurs, cent cousins germains du côté maternel –, Augustin vient de se faire un prénom.
« Un papier qui chante »
Au cours de la dernière année d’Augustin à l’ESC Rouen, Thérèse Ambroselli et Bruno de Bayser se retirent des affaires. Ils annoncent alors à leurs sept garçons et quatre filles qu’ils leur cèdent leurs parts dans la société d’expertise et la galerie fondée par le grand-père de Bayser en 1936. Patrick, Louis, Mathieu et Augustin décident de s’endetter pour racheter celles de leurs frères et sœurs. «Le pari était plus risqué pour moi que pour mes aînés, qui avaient déjà fait leurs preuves. Quand j’étais tout petit, je disais que je voulais être galérien (je ne connaissais pas le mot galeriste!), mais lors de mon premier jour de stage de fin de cursus d’école de commerce à la galerie familiale, mon père m’a mis entre les mains un dessin des Boullogne en me disant “Débrouille-toi!” Ce fut une révélation.» D’un dessin de Bon Boullogne – discerner sa main de celle de Louis II de Boullogne est une bonne mise en bouche – à la vente dédiée à Paul Gavarni dont il assure seul l’expertise en 2006, Augustin de Bayser se plonge dans les catalogues raisonnés des artistes des XVIe, XVIIe, XVIIIe et XIXe siècles. Il assiste également au tri de dizaines de milliers de feuilles. À 36 ans, Augustin assure avec son frère Patrick l’expertise de 60% ou 70% des dessins en ventes publiques françaises, soit 4000 dessins par an. Parmi ceux-ci, ils n’en sélectionnent souvent qu’un ou deux sur une centaine. «Patrick m’a appris à écouter le son du papier. Ce sens de l’écoute lui venait de mon père. Suivant sa fabrication, la qualité et le tissage des fibres, il a une sonorité claire et un timbre sonore. Un papier de moins bonne qualité a un tintement plus sourd. Le papier italien du XVIe siècle a la particularité d’être plus agréable à l’oreille. En le regardant en transparence, nous identifions ensuite bien sûr sa date et son lieu de fabrication. Patrick m’a enseigné, par exemple, à reconnaître les impure-tés du mauvais papier qu’utilisait Charles de La Fosse. Cette matérialité du dessin est l’un de nos plus grands plaisirs.» Avec le temps, sa première impression visuelle face à une œuvre s’aiguise, et Augustin prend ses marques. Aujourd’hui, ses frères Louis et Mathieu, à la tête de la galerie, disent que les connaissances de ce féru d’histoire, incollable sur les récits du Moyen Âge ou sur les mythologies grecque et latine, sont un atout de poids. Sa jeunesse apporterait aussi un regard moins lié à la notion de marché. «Augustin, dit Patrick, peut insister pour mettre en valeur un dessin dont l’auteur est peu connu ou peu coté, et l’œuvre est finalement sanctionnée positivement par le marché. Cela prouve qu’il a cet instinct indispensable à notre métier.»
Le pôle du 69, rue Sainte-Anne
Le cabinet d’expertise de Bayser est habitué à faire du bruit. Tout le monde a entendu parler d’une folle journée de 2016. Ce jour-là, Augustin signale à Patrick de Bayser chez Tajan une feuille qui le trouble dans un carton soumis pour avis par Thaddée Prate. Patrick reconnaît alors le Saint Sébastien de Léonard de Vinci, estimé 15000000 euros et classé depuis Trésor national. Le même jour, Louis et Mathieu découvrent dans un inventaire pour l’étude Gestas et Carrère de Pau, une Étude de tête d’homme d’Andrea del Sarto. «C’est le rêve de tous les experts! Moi, je rêve de découvrir une feuille de tête sur papier préparé de Lorenzo di Credi ou de Benozzo Gozzoli…» Mais, au-delà de ces coups d’éclat, la solidité d’une maison dépend de bien d’autres fondements. À ce titre, Augustin insiste beaucoup sur l’aspect extrêmement sain de la concurrence, tant dans le domaine des galeries – «Je pense que s’il n’y avait plus assez de marchands, il n’y aurait plus de marché» – que dans celui de l’expertise, dont il serait préjudiciable d’avoir le monopole. Il semble pencher en faveur d’un regroupement des forces au sein même de l’hôtel des ventes. Dans l’hôtel Louvois, les de Bayser et Éric Turquinont d’ailleurs été récemment rejoints par Alexandre Lacroix, spécialiste de sculpture bien connu, ce qui leur permet de balayer un éventail plus large de compétences. Outre ces enjeux stratégiques, la droiture et l’intégrité demeurent les maîtres-mots chez les Bayser. «Toute notre crédibilité repose sur le sérieux de nos expertises et notre loyauté envers nos partenaires. Aucun de nos dessins n’apparaît dans les Cahiers du dessin français publiés par la galerie. Jamais aucun de nous n’enchérit ou n’achète une feuille dans une vente dont nous assurons l’expertise. C’est le B.a-ba. Pour autant, mes frères et moi achetons beaucoup à titre personnel.»
Le virus de la collection est inscrit dans l’ADN familial. Arrière-petit-fils du peintre George Desvallières, petit-fils du peintre et sculpteur Gérard Ambroselli, Augustin de Bayser a accroché quelques-unes de leurs œuvres sur ses murs, mais son goût est éclectique. «Somme toute, j’ai une prédilection pour les natures mortes des XIXe et XXe siècles et pour certains artistes contemporains. J’ai commandé plusieurs œuvres à Marie Baird-Smith et j’ai déjà quatre tableaux de Daniele Steardo, auquel j’ai consacré une exposition à la gale-rie en juin dernier. Pour mes trois enfants, j’achète des représentations d’animaux, mais je viens aussi de trouver pour mon fils un montage réunissant des dizaines de pointes de flèches préhistoriques, une bonne façon de lui transmettre le goût pour l’histoire.» Depuis plusieurs années, ce bon vivant, réputé fin gourmet, s’attelle aussi à «sa» collection de portraits de buveurs. Augustin de Bayser qui assure avoir échappé, grâce à l’œil attentif de sa mère, au statut du «favori», n’est plus considéré depuis un moment déjà comme le petit der-nier. Son cousin Alexandre Lacroix dit combien il se distingue par son goût sûr et son esprit critique face aux œuvres. Son frère Louis, plein d’admiration, avertit : «Attention, Augustin est très fort!»
De Bayser, 69,rue Sainte-Anne, 75002Paris, debayser.com