Annette Messager a toujours aimé Giacometti, mais pendant longtemps elle n’osait pas le dire. Après son exclusion du mouvement surréaliste par André Breton en 1934, méprisé par les avant-gardes et isolé d’elles, Alberto Giacometti s’est lancé dans l’exploration du réel et de la figure humaine à travers le modelage. « Dans les années 1970, Bacon et Giacometti n’étaient pas à la mode. J’avais moi aussi du mal à trouver ma place, car je faisais de tout : des dessins, des broderies… Or, c’était l’époque de l’art conceptuel, du minimalisme, du pop art. Tous ces mouvements étaient à l’opposé de ce que faisait Giacometti –mis à part Andy Warhol, dont l’œuvre est très liée à la mort. Cependant, Giacometti, qui était très cultivé, a toujours dit que Marcel Duchamp était un immense artiste. »
Intimité
Comme un oracle, ou une gardienne du temple, Figurine dans une cage accueille les visiteurs de l’Institut Giacometti. Elle avait été installée là par Catherine Grenier, sa directrice, pour l’inauguration du lieu l’été dernier; Annette Messager a demandé à ce qu’elle demeure à cet emplacement pour son exposition « Nos chambres », surprenante conversation qu’elle a établie avec Giacometti, un véritable dialogue amoureux. « Je trouve que c’est presque une œuvre d’art brut. Elle est tellement simple… C’est fait avec des bouts de fil de fer, du plâtre qui ne tient pas. Il y a des couleurs incroyables : du rouge, du bleu, du jaune. C’est étonnant… vraiment fait n’importe comment… du plâtre sur du fil de fer, on sait bien que ça ne tient pas ! Elle est intime, fragile, mal foutue, et elle inspire le respect. Il y a chez elle quelque chose de la ruine. Les œuvres de Giacometti ont l’air fragiles mais elles sont invulnérables, même cette figurine, paradoxalement. Malgré sa grande fragilité, elle est arrogante et nous regarde avec l’air de dire : “Moi, je serai toujours là; et toi, tu vas disparaître…” et c’est probablement vrai. » Giacometti a réalisé cette œuvre en 1950, mais, pour Annette Messager, elle est hors du temps : on pourrait imaginer qu’elle date du XXe siècle ou bien de l’Égypte antique. Giacometti l’a probablement réalisée à Stampa, l’atelier de son père en Suisse, explique Christian Alandete, directeur artistique de l’Institut Giacometti. On y aurait retrouvé des dessins préparatoires de Figurine dans une cage sur des portes de placard. Giacometti l’aurait ensuite ramenée à Paris et gardée avec lui toute sa vie. Cette sculpture très intime a été peu exposée. « Il y a des œuvres comme cela qu’on garde, on ne sait pas pourquoi, parce qu’elles sont le départ d’un autre travail, parce qu’elles ont une importance particulière », dit Annette Messager. Il semblerait justement que cette œuvre soit l’un des points de départ de la réflexion de Giacometti sur La Cage, qui date aussi de 1950, dans laquelle un buste d’homme et une femme longiligne se font face à l’intérieur d’une structure cubique et semblent entretenir un dialogue silencieux. Comme le remarque Annette Messager : « Un travail est toujours préparatoire à un autre travail. Un artiste qui pense qu’il a raté détruit ses œuvres. Samuel Beckett, qui était l’un des meilleurs amis de Giacometti, a eu ce mot célèbre: “Essayer. Rater. Essayer encore. Rater encore. Rater mieux.” C’est très Giacometti ! »
Architecture
Figurine dans une cage est entourée d’une haute structure en métal, bien plus élancée que celle de La Cage, comme une sorte d’aura qui lui donne l’air de flotter dans l’espace. « Chez Giacometti, ces sortes d’architectures m’intéressent beaucoup : des chariots, des cages qui structurent des personnages. Je crois vraiment que Bacon a été influencé par ces architectures; il aimait beaucoup Giacometti, ils se sont même rencontrés. » Comme le dit encore Christian Alandete, il est souvent fait référence à propos de cette sculpture à la mise en scène de la pièce de Samuel Beckett Oh les beaux jours, où le corps d’une femme s’enfonce dans la terre. Mais, pour Annette Messager, le titre Figurine dans une cage est un peu faux : « Ce n’est pas une cage, c’est une architecture qui magnifie cette figurine, qui la met en scène : on a l’impression qu’elle va grandir. Je trouve plutôt qu’elle s’élève. » Ses pieds sont à l’inverse comme puissamment ancrés dans un socle épais qui a quelque chose à la fois d’une scène de théâtre et d’une motte de terre irrégulière – les socles de Giacometti sont souvent étonnants. Annette Messager l’a dit à plusieurs reprises : « Les figures de Giacometti ne sont pas des humains mais des terriens, ils ont les pieds qui retournent à la terre. L’homme qui marche, qui est pourtant une icône du XXe siècle, ne peut pas marcher. On le voit bien dans les photos d’Eadweard Muybridge : quand un homme marche, il a une jambe pliée. Donc L’homme qui marche est non seulement irréaliste mais entièrement faux ! »
Je trouve que c’est presque une œuvre d’art brut. elle est tellement simple… c’est fait avec des bouts de fil de fer, du plâtre qui ne tient pas. [...] elle est intime, fragile, mal foutue, et elle inspire le respect.
Déesse clownesse
Les pieds de Figurine dans une cage sont justement très disproportionnés par rapport à son corps : ce sont presque des chaussures de clown. Pour Annette Messager, l’œuvre de Giacometti est toujours grotesque. L’exposition pleine d’humour et d’esprit qu’elle a imaginée à l’Institut Giacometti traduit bien cette idée. « Il y a ces grands pieds, mais aussi les nez, les têtes cadavériques… La Suisse, d’où Giacometti est originaire, a une tradition de carnaval importante qu’il a dû bien connaître. »
Il est rare que les visages de Giacometti aient des regards si fins, avec une expression d’étonnement mélancolique. Par rapport au reste de son corps, le visage de Figurine dans une cage est précisément dessiné : il a des yeux, un nez, beaucoup de cheveux. Comme les montants de la cage qui laissent apparaître des fragments de bleu, de rouge et de jaune, le corps de cette femme est peint de lignes brunes griffonnées sur le plâtre. On dirait des marquages d’honneur, presque des scarifications comme celles des idoles africaines ou océaniennes. Annette Messager parle de « coups de griffe ». Nous ne savons pas qui a inspiré cette figurine à Giacometti, si ce n’est que ce n’est pas sa femme… Annette. On dit aussi qu’il n’a jamais fait poser de femme nue autre qu’Annette –il faut préciser là que la mère de Giacometti s’appelait Annetta. Figurine dans une cage est extrêmement belle. « Elle vous regarde presque avec impertinence. Elle est très sexy, avec ses jambes si longues. Évidemment ses pieds sont très importants… Giacometti n’a jamais fait beaucoup de seins. Son œuvre est peu sexuée. Dans les réserves de la Fondation Giacometti, avec Christian Alandete, nous avons trouvé un dessin d’un homme ou d’une femme dans une position un peu érotique, mais, en général, chez lui, les hommes n’ont pas de sexe. C’est curieux, car il aimait beaucoup les femmes. Il allait voir les prostituées et disait que, quand elles étaient nues, c’étaient des déesses. Alors Figurine dans une cage est peut-être une prostituée. » C’est le cas des Trois Figurines installées dans l’exposition à l’étage au-dessus. « Giacometti allait dans un club, Le Sphinx, où il rencontrait des prostituées. Il est tombé très amoureux d’une certaine Caroline. Et quand on lui demandait qui elle était, il répondait joliment : “Caroline, c’est une femme qui se débrouille.” » Est-ce que Figurine dans une cage pourrait être Caroline ? « Je ne sais pas. C’est tout le mystère, on ne saura jamais, et tant mieux. »