En avril 2018, Esther Bell, conservatrice en chef du Clark Art Institute, vint me voir pour me convaincre d’acheter le tableau de Guillaume Guillon-Lethière (1760-1832), Brutus condamnant ses fils à mort, peint en 1788 et exposé pour la première fois au Salon de 1795. La vente avait lieu moins d’une semaine plus tard chez Christie’s, à New York : il restait peu de temps pour obtenir des membres du board l’autorisation d’enchérir et la mise à disposition des fonds nécessaires. Leur soutien, unanime et enthousiaste, nous a permis d’acquérir non seulement le tableau, mais aussi le principal dessin préparatoire et une gravure tirée de la peinture. La bataille d’enchères avait été intense, opposant le Clark à plusieurs autres grandes institutions. Le tableau, l’esquisse et la très rare gravure font l’objet d’une présentation particulière depuis décembre 2018 dans une des salles du Clark Art Institute.
Un peintre méconnu, défenseur de la cause noire
Si j’ai si rapidement soutenu le principe de cette acquisition, c’est que je connaissais parfaitement le tableau pour l’avoir publié en 1988 dans un catalogue de la galerie Charles et André Bailly, à Paris, pour laquelle je travaillais depuis plusieurs années. J’ai depuis suivi avec passion la redécouverte de l’artiste, inconnu à l’époque malgré les œuvres conservées et exposées aux yeux de tous, au musée du Louvre. J’ai même pu acheter pour le Dallas Museum of Art, en 2013, son Herminie et les bergers, un rare et précoce exemple de peinture troubadour, également présenté au Salon de 1795. Mais qui connaît ou a seulement entendu parler de Guillaume Guillon-Lethière, peintre néoclassique, directeur d’un atelier célèbre, directeur de l’Académie de France à Rome alors qu’Ingres en était le pensionnaire et qu’il y dessina merveilleusement tous les membres de la famille Lethière ? Qui sait encore, au-delà d’un petit cercle en France métropolitaine, que ce peintre naquit en Guadeloupe d’une mère esclave affranchie et d’un magistrat venu de France ? Une rue à Sainte-Anne, en Guadeloupe, une maison restaurée, une sculpture publique, toujours à Sainte-Anne, forment l’essentiel des tributs qui lui sont consacrés.
Guillon-Lethière revendiqua toujours fièrement ses origines. Il resta jusqu’à la fin de sa vie un ardent défenseur de la cause noire, peignant en 1822 l’icône de la liberté d’Haïti, Le Serment des ancêtres. Le tableau représente Alexandre Pétion et Jean-Jacques Dessalines jurant de défendre l’indépendance d’Haïti, assiégée alors par les Anglais et dont la France n’a pas encore reconnu l’indépendance, résistant depuis 1793 à toutes les tentatives coloniales et esclavagistes. Guillon-Lethière avait envoyé son fils Lucien forcer le blocus d’Haïti pour remettre cet extraordinaire tableau au premier peuple noir libre des Amériques. De nos jours, après de nombreuses vicissitudes, cette œuvre continue à symboliser à la fois l’indépendance et la résistance. La reconnaissance de Guillon-Lethière à laquelle nous assistons depuis trente ans a d’abord été le fait de deux personnes n’appartenant pas au cénacle des historiens de l’art : Geneviève Madec-Capy, auditrice puis étudiante à l’École du Louvre puis à la Sorbonne, et Gérard-Florent Laballe, appariteur à l’École du Louvre et originaire de Guadeloupe. Je me souviens avoir tout appris alors de ces deux passionnés. Geneviève Madec-Capy et Gérard-Florent Laballe ont créé une association et organisé, plus tard, une exposition du peintre à la Guadeloupe. Enfin, la première a soutenu, sous la direction de Bruno Foucart, une thèse de doctorat sur Guillon-Lethière. C’est grâce à eux que Le Serment des ancêtres a été localisé dans la cathédrale de Port-au-Prince, puis restauré en France et réinstallé dans le cadre prestigieux du palais présidentiel d’Haïti – où il a néanmoins souffert des effondrements liés au tremblement de terre de 2010.
Le renouveau de l’histoire de l’art
La grande exposition actuellement en préparation au Clark Art Institute devrait permettre de rendre un hommage complet à cet artiste, tout en donnant la mesure de son importance dans les domaines les plus divers. Travailler sur Guillon-Lethière, c’est découvrir l’un des symboles les plus visibles d’une communauté noire active à Paris dès la fin du XVIIIe siècle. Dans les biographies d’Alexandre Dumas, son nom revient souvent. Proche de l’écrivain, Guillon-Lethière le recevait régulièrement. C’est d’ailleurs Dumas qui prononça l’éloge funèbre du peintre. Dévider la pelote des recherches fait aussi apparaître autour de Guillon-Lethière un vaste cercle d’amis, d’élèves, de collègues dans les domaines les plus divers. Affable et généreux, ce remarquable professeur soutint des femmes artistes comme Antoinette Haudebourt-Lescot, ses compatriotes de Guadeloupe, tel Benjamin Rolland qui devint ensuite conservateur du musée de Grenoble, ainsi que d’innombrables jeunes artistes dont plusieurs obtinrent le si convoité prix de Rome; il fut enfin, d’une certaine façon, lié à l’homéopathie, promue dès ses débuts par son petit-fils et l’une de ses anciennes élèves, Mélanie d’Hervilly, qui épousa Samuel Hahnemann. Si la biographie de Guillon-Lethière est passionnante, ses œuvres le sont tout autant. Brutus condamnant ses fils à mort est une peinture étonnante : son destin et ses transformations témoignent des soubresauts du temps. Tous les débats moraux et civiques de la Révolution semblent s’y concentrer, alors qu’elle fut achevée en 1788, avant même la prise de la Bastille. Un an aussi avant Les licteurs rap-portent à Brutus les corps de ses fils de Jacques-Louis David. Le sujet y est traité avec une retenue parfaite, tandis que chez Guillon-Lethière, le bourreau montrant à la foule la tête du premier supplicié annonce sans détour les pires épisodes de la Terreur. Exposée en 1795, l’œuvre rappela trop de sanglants souvenirs au public du Salon. Un peu plus tard, une commande de Lucien Bonaparte donna l’occasion à l’artiste de modifier sa composition : dans la version définitive, gigantesque (plus de sept mètres de long), aujourd’hui accrochée aux cimaises du Pavillon Denon au Louvre, le geste du bourreau a disparu. Au cours des trente ans qui viennent de s’écouler, le regard posé sur ce tableau a profondément changé, le travail de nombreux historiens de l’art et historiens a fait émerger un nouveau savoir et un contexte ignoré. Il est fascinant de constater que l’histoire de l’art tout entière s’est radicalement modifiée, approfondie, diversifiée. Il reste pourtant des pans entiers à redécouvrir, le monde de Guillon-Lethière est à peine esquissé.