Cinquante ans après sa création, le mécanisme de la dation a su évoluer tout en poursuivant son objectif initial : éviter le départ d’œuvres d’art majeures hors du territoire national à l’occasion du règlement des suc-cessions, qui incitait les héritiers à vendre au plus offrant les objets de collection reçus en héritage pour payer les droits de mutation. Assurément, la dation Picasso, réalisée dix ans après la création du mécanisme, a profondément marqué l’opinion publique en permettant la création ex nihilo d’un musée dédié au cofondateur du cubisme. Un tel exemple demeure fort marginal. L’agrément délivré par l’État et valant acceptation de la remise d’une ou plusieurs œuvres pour éteindre la dette fiscale n’est accordé que pour des objets de haute valeur, après un processus long et particulièrement encadré. Exceptionnelle, la dation l’est tout autant au regard de sa nature qu’au regard de sa mise en œuvre. En janvier dernier, un colloque célébrant ce mécanisme singulier a permis de mettre en lumière tant ses différentes mutations que ses limites.
Née d’une disposition fixée à l’article 2 de la loi du 31 décembre 1968, loi portée par André Malraux, ministre de la Culture d’une France alors au cœur des Trente Glorieuses, la dation est désormais codifiée à l’article 1716 bis du Code général des impôts. Celle-ci permet aux héritiers, donataires ou légataires d’un collectionneur ou d’un artiste et à tout redevable de l’IFI (impôt sur la fortune immobilière) de se libérer de leurs obligations fiscales en proposant un objet d’art ou de collection à l’État. Subordonnée à un agrément administratif préalable, elle semble revêtir les apparences d’une véritable convention passée avec l’État – le contribuable devant accepter la valeur retenue par la puissance publique –, bien qu’elle appartienne à la catégorie des agréments fiscaux et relève en réalité du pouvoir discrétionnaire du ministre des Finances. Depuis sa création, outre l’acquittement des droits de mutation à titre gratuit – dus à l’occasion du règlement d’une succession –, elle permet également de s’acquitter de l’IFI (1982 pour l’IGF) et des droits de partage (1973). Le contribuable peut ainsi remettre des œuvres d’art, des livres, des objets de collection, des documents, de haute valeur artistique ou historique ou encore des immeubles situés dans les zones d’intervention du Conservatoire de l’espace littoral et des rivages lacustres et, enfin, des immeubles en nature de bois, forêts ou espaces naturels pouvant être incorporés au domaine forestier de l’État. Tant le champ de l’impôt concerné que celui de l’objet remis ont donc connu de notables extensions, dénotant une recherche constante d’un équilibre entre la figure de l’État collectionneur – ou protecteur du patrimoine culturel et naturel – et celle de l’État gestionnaire.
Les artistes vivants sont inclus depuis 2006
Cette recherche à tâtons se dévoile notamment au travers de l’évolution de la typologie des objets acceptés. Aux prémices de la mise en œuvre du mécanisme, la remise d’œuvres d’art ancien était privilégiée, en raison sans doute des liens entretenus entre le président de la commission interministérielle d’alors avec de grands collectionneurs français. Entrèrent ainsi en premier dans les collections publiques par ce biais le bureau plat par Martin Carlin, puis le Portrait d’un homme de lettres par Jean-Honoré Fragonard (1972). Vinrent ensuite L’Astronome de Johannes Vermeer, le portrait de la duchesse de Polignac par Élisabeth Vigée Le Brun, L’Origine du monde de Gustave Courbet ou encore le Déjeuner sur l’herbe de Claude Monet. Les œuvres d’artistes vivants étaient, quant à elles, exclues du mécanisme, l’État craignant tout à la fois de ne pas avoir le recul suffisant sur la création contemporaine et d’influencer la cote ou le marché de ces artistes. Il fallut attendre une réponse ministérielle du 20 juin 2006 pour rendre ces œuvres éligibles, ce qui permit en 2008 de faire entrer par voie de dation un portrait de femme de Martial Raysse, acheté en 1966 par le couple Pompidou, dans les collections du musée éponyme. Quant aux patrimoines scientifique, naturel ou encore technique, ceux-ci ne sont pas en reste, mal-gré une certaine marginalité des agréments délivrés. Ainsi, un hélicoptère ayant servi en Indochine et piloté par Valérie André ou encore des ordinateurs de seconde génération Bull ont intégré les collections nationales. La seule constante demeure l’exigence attachée à «haute valeur» de l’objet concerné. L’objet doit ainsi revêtir un intérêt réel pour les collections publiques, sa provenance et son authenticité doivent être incontestables. Mais une telle notion demeure néanmoins délicate à mobiliser, tant elle se confond parfois avec celle de la valeur économique. En effet, la valeur libératoire de l’œuvre remise en dation est très proche du prix potentiellement réalisé sur le marché international. C’est pourquoi la commission interministérielle, avec l’aide des conservateurs concernés et parfois d’experts extérieurs, examine l’intérêt de l’objet proposé et se prononce sur son estimation. Le contribuable est alors libre de confirmer son souhait de payer par dation son impôt, sachant que si la valeur marchande de l’objet est supérieure à sa valeur libératoire, l’État ne règlera jamais la différence éventuelle. Parmi les chiffres dévoilés lors du colloque, l’auditoire apprenait que sur les onze dernière années, et sur les 270 offres réalisées, le taux de refus de la part de l’État s’est élevé à 42,6% – révélant ici l’exigence de qualité imposée – et le taux des offres retirées par les contribuables à 11%. Si ce dernier cas est rare, il peut être traumatisant, à l’instar des péripéties de la collection de Claude Berri à l’origine d’une modification législative rendant désormais impossible le retrait d’une offre de dation dans les six mois de son dépôt.
Des aménagements pour développer le dispositif
Mais une des limites fondamentales du mécanisme réside dans l’origine de l’offre de dation. La commission interministérielle n’en a nullement la maîtrise, celle-ci revient aux contribuables. Elle ne peut qu’arbitrer entre les volontés parfois contraires du ministère de la Culture et de Bercy afin de permettre in fine la délivrance de l’agrément. Le lien entretenu avec des collectionneurs semble alors essentiel afin de les inciter, ou tout au moins de parvenir à les sensibiliser sur l’opportunité offerte par ce mécanisme. Et il n’est pas inhabituel que celui-ci se combine avec d’autres prérogatives de la puissance publique, comme le classement trésor national ou encore la donation. Pour la collection Lambert, si 556 œuvres ont été données, quatre ont été remises en dation pour régler les droits de donation-partage consentis par le collectionneur à sa fille. Quant à l’ensemble documentaire exceptionnel de Tristes Tropiques de Claude Lévi-Strauss, une partie du fonds a été acquise par la BnF, une partie donnée et une partie remise en dation. Bien que la dation ne constitue nullement un geste désintéressé – le dateur n’étant ni mécène ni donateur mais contribuable –, l’attractivité et le développement du mécanisme résident peut-être dans une évolution de ce rapport complexe en favorisant les hypothèses aujourd’hui exceptionnelles de maintien in situ des œuvres concernées ou encore le rappel du lien unissant jusqu’ alors l’objet à son propriétaire.