« Les plans de lecture d’une époque, surtout récente, sont nombreux. La sédimentation des faits est fragile […] Elle s’enfonce dans le temps ; elle devient historique. Ainsi la part des témoignages est-elle grande. » Pontus Hultén, Paris-Paris 1937-1957
Pendant six mois, entre octobre 2011 et mai 2012, la ville de Los Angeles et la région du Sud californien (SoCal) ont vibré à l’heure d’une histoire de l’art relevant du Pacific Standard Time entre 1945 à 1980. La Fondation du Getty Center de Los Angeles (dont la figure porteuse est l’historien Glenn Phillips), à l’origine de cette opération, avait distribué 11 millions de dollars, sous la forme de bourses, à plus de soixante musées, galeries universitaires, centres d’art, artist-run spaces… Les moyens alloués ont été proportionnés à l’ambition: engager une certaine révision du canon en faveur du territoire du SoCal.
L’appellation « culture française », souvent prise en otage par les mouvements nationalistes, reste une zone de recherche timidement explorée.
Celle-ci a eu pour vertu d’engager la réécriture de l’histoire d’une scène en dehors de toute comparaison. Depuis plusieurs décennies, la communauté artistique de L.A. a été définie en opposition à la scène artistique de New York. Une désignation en creux qui a eu pour effet malencontreux de produire une définition par la négative, promulguant un effet de souveraineté de la côte Est sur la côte Ouest, et pendant longtemps la marginalisation de cette dernière. L’autre intérêt du Pacific Standard Time a été de déjouer une certaine fascination – romantisation – pour la Californie par un regard continental, européen, et ce au détriment de la singularité et de la complexité d’une scène plus américaine dans l’esprit que ne l’est celle de New York (Géraldine Gourbe, In the Canyon, Revise the Canon, Les presses du réel). La perspective ainsi ouverte s’est voulue inclusive. Les contextes dans lesquels ont émergé les groupes d’artistes assemblagistes, Finish Fetish, minimalistes et punk ont été croisés, mêlés à ceux qui ont favorisé les collectifs artistiques latinos, japonais-américains, africains-américains féministes ainsi que les figures d’outsiders… L’oralité a été au cœur de la méthodologie curatoriale, permettant une construction historio-graphique à partir des archives et des mémoires des artistes encore en vie. Aux côtés des artistes, les équipes de conservateurs, commissaires et chercheurs du Pacific Standard Time ont œuvré à une valorisation d’un patrimoine immatériel (correspondances, bibliothèques, archives des protagonistes de l’art) renseignant non seulement la monographie de l’artiste mais, plus intéressant selon moi, les monographies des artistes de la «communauté» à laquelle chacun.e affirme appartenir. Une notion qui n’est pas empreinte de «communautarisme» dans le contexte du SoCal et qui demeure très active.
Ce trait d’esprit visionnaire – qui a la possibilité de se projeter – d’une réécriture du canon de l’histoire de l’art depuis les contextes, les formes de vie – qui constituerait davantage une communauté de personnes qu’une scène ? – peut se retrouver selon moi dans l’œuvre fertile de Pontus Hultén, et plus particulière-ment dans son ambition pour Paris-Paris 1937-1957.
La collection publique à l'épreuve des dissidences
La recherche puis l’exposition conduites en 1981 par le directeur suédois d’un musée français (le Centre Pompidou, de 1977 à 1981) témoignent de figures de la vie intellectuelle et artistique méconnues, si ce n’est inconnues, de la plus jeune génération d’artistes et de commissaires (par exemple Bernard Buffet ou Jean Fautrier, dont on a pu voir de splendides expositions au musée d’Art moderne de la Ville de Paris grâce à Fabrice Hergott notamment). Dans le catalogue de cette exposition se côtoient des textes d’historiens sur les mouvements de fond qui constituent cette chronologie et des analyses d’intellectuels éminents comme Gilles Châtelet, Julia Kristeva, Catherine Millet, Michel Ragon ou Henry Lefebvre (une influence importante pour notre compréhension d’une histoire des idées de l’après-guerre à aujourd’hui, malheureusement très peu transmise en dehors des études nord-américaines de French Theory). Les œuvres majeures sont remises en contexte dans leur lieu de production : les ateliers et les cercles d’artistes.
Suivant la trajectoire dessinée par Paris-Paris, Florence Ostende – conservatrice à la Barbican Art Gallery, à Londres – et moi-même avons proposé en 2016 à l’équipe du CNAP (Centre national des arts plastiques) une histoire des dissidences. Nous souhaitions mettre la collection publique à l’épreuve de ces dissidences ou encore de ces contextes, formes de vie, appartenances à une communauté d’artistes, d’intellectuels, de designers, d’écrivains, et non pas seulement de gestes liés à des matériaux ou relevant de mouvements qui, apprend-on, se succèdent. Nous n’étions pas seules à aspirer à une relecture qui serait nôtre d’un passé «après-guerre» empreint de guerres coloniales : les «guerres de l’“après-guerre”». Guillaume Desanges et François Piron, avec l’exposition «Contre-cultures, 1969-1989 : l’esprit français», et Philippe Artières et Eric de Chassey, avec «Images en lutte», étaient, sont, il me semble, dans cette même volonté de se réapproprier une histoire des idées et des représentations – si je peux résumer ainsi –, une histoire moins académique, «dogmatique», et qui permet de «privilégier des points de vue personnalisés», à l’instar de ce que préconisait déjà Pontus Hultén et que nous nommerions aujourd’hui une histoire inclusive.
"Il faut se battre contre l'amnésie"
Le climat particulier de l’après-attentats de janvier 2015 a accéléré la mise en route d’une recherche qui nous semblait nécessaire mais dont nous percevions les réticences, les difficultés. Tout d’abord, les épisodes de janvier 2015 avaient créé une «rupture instauratrice» (Michel de Certeau) dont découlait une question essentielle : comment se recréer, individuellement et politiquement, face à «l’imprévisible» (Michel de Certeau) ? L’appellation «culture française», souvent prise en otage par les mouvements nationalistes, reste une zone de recherche timide-ment explorée, lorsque l’on compare avec les approches nord-américaines (je pense par exemple à l’essai remarquable de la chercheuse américaine Kristin Ross, Rouler plus vite, laver plus blanc – Modernisation de la France et décolonisation au tournant des années 60, Flammarion, L’Atelier des Idées).
En partant de cette observation, on comprend pourquoi l’attrait pour les scènes artistiques éloignées peut paraître plus séduisant – j’en suis un exemple, je travaille depuis plus de quinze ans sur les communautés du SoCal. Enfin, la représentation des «jeunes artistes» peut s’affirmer comme davantage prioritaire et ferait passer ce type de recherche comme passéiste, rejouant la querelle des Anciens et des Modernes. Or, comme le rappelait avec force empowerment Hans-Ulrich Obrist à l’un de ses derniers « brutally early breakfasts», présenté au MOCA (Museum of Contemporary Art) pendant la foire Frieze à Los Angeles, en février dernier, «we must fight against amnesia». Les jeunes artistes présents à l’aube, engagés globalement dans le non-art practice, évoquaient non pas tant leur travail que leurs mentors, livres de chevet, chansons et clips de prédilection, défendant ainsi, dans un contexte prédominant du marché de l’art, une inscription dans un maillage de l’histoire traversé par les points de vue féministe, coréen, japonais, caribéen, indien, africain-américain…
Dans cet après-attentats de janvier 2015, une prise de conscience a eu lieu et un besoin de récits par le biais d’expositions, de catalogues ou d’essais qui iraient dans le sens d’un besoin d’écrire «l’histoire depuis ses lacunes» (Michel de Certeau) s’est fait sentir. Cependant, ces récits restent atomisés et ne correspondent pas à la présentation frontale et puissante du Pacific Standard Time. Une constatation qui entraîne la question suivante et invite à la mise au travail: quelles modalités devrions-nous adopter pour la faire nôtre ?