La création d’une extension dans un musée est souvent perçue comme un électrochoc – le sentiment qu’un parcours familier a été délaissé au profit d’un saut dans l’inconnu. Mais alors que le Museum of Modern Art de New York s’apprête à rouvrir ses portes le 21 octobre, après la construction d’une extension et un réaménagement, pour un coût de 450 millions de dollars, les conservateurs considèrent cette expérience comme une aventure passionnante qu’ils entendent poursuivre dans les années à venir. L’agrandissement, conçu depuis dix ans par les architectes Diller, Scofidio + Renfro en collaboration avec Gensler, crée un espace supplémentaire de 4 350 mètres carrés pour retracer l’histoire de l’art moderne et contemporain. Le bâtiment préexistant du MoMA est maintenant connecté à la tour résidentielle de Jean Nouvel qui vient d’être achevée, avec un nouveau bâtiment construit entre les deux; des murs ont été supprimés, les escaliers rallongés et des plafonds surélevés, les anciennes salles des collections permanentes existantes ayant été remodelées pour mieux s’intégrer aux nouvelles.
Pour Ann Temkin, conservatrice en chef des peintures et des sculptures au MoMA depuis 2008, il était évident qu’aucun agrandissement ne permettrait jamais de montrer la richesse unique de la collection d’art moderne et contemporain du musée. « Si vous ne pouvez pas y répondre grâce à l’espace, juge-t-elle, l’autre ressource dont vous disposez est le temps. » Ainsi est née l’idée du réaccrochage permanent : une grande partie de ce que les visiteurs verront lorsqu’ils pénétreront dans les salles des collections permanentes le 21 octobre changera dans six à neuf mois. Les conservateurs y exposeront d’autres œuvres, selon un principe de rotation déjà adopté par le Centre Pompidou, à Paris. La liste des œuvres pour la rotation de mai 2020 est déjà établie. L’accrochage actuel consiste à repenser la modernité. Dans une logique de totale remise en question, les conservateurs ont abandonné le récit bien ancré du musée passant par les grands « ismes », du postimpressionnisme au cubisme, du surréalisme à l’expressionnisme abstrait. Des œuvres de différents mouvements et continents cohabitent aujourd’hui au sein d’un même espace.
Qui plus est, le musée a supprimé les anciennes divisions entre peintures et sculptures, dessins et estampes, architecture, design et photographie : les salles des collections permanentes présentent désormais des œuvres de toutes les disciplines dans une chronologie cohérente, de la fin du XIXe siècle à nos jours, avec quelques intrus ici et là. Les deux espaces de l’entrée témoignent en particulier de cette nouvelle approche. Considérées comme une seule section, elles démontrent à quel point le mélange de médiums peut avoir un impact spectaculaire – plus puissant, observe Ann Temkin, que ses collègues et elle-même ne l’avaient imaginé. Par exemple, si la Gallery 501 accueille les postimpressionnistes qui sont considérés comme étant à l’origine du modernisme – La Nuit étoilée de Van Gogh, Le Baigneur et Le garçon en gilet rouge de Cézanne, des œuvres de Vuillard et de Seurat –, ce sont des pièces inattendues judicieusement choisies qui les mettent en exergue. « Nous ne voulions pas d’un fouillis dans lequel la beauté de chaque pièce aurait été compromise », résume Temkin. Les vases en terre cuite de l’artiste du Mississippi George Ohr (1857-1918) font écho aux formes sculpturales du Château noir de Cézanne (1903-04) et de son Baigneur (vers 1885). Un fascinant dessin au fusain d’Odilon Redon datant de 1882 représentant une montgolfière en forme d’œil vous incite à regarder à deux fois un portrait très étrange de Gauguin datant de 1889, Portrait de Meijer de Haan, avec ses aplats de couleurs et sa tête en forme de bulbe « baconesque ». Pour Temkin, un tel choix curatorial s’apparente à écrire des nouvelles dans le domaine de la littérature. Pour Sarah Suzuki, conservatrice des dessins et estampes qui supervise la réouverture, c’est une façon de dessiner des constellations.
Les conservateurs se sont préparés aux réactions des visiteurs. L’adaptation peut en effet être difficile. Lorsque le musée a fermé ses portes au public en juin pour finir les travaux et le réaménagement, une équipe de tournage a filmé un visiteur et le responsable de la sécurité du musée, visiblement peu disposés à dire au revoir même quelques mois aux Nymphéas de Monet. Trois ans auparavant, la décision de fermer les salles consacrées à l’architecture, au design, au dessin et à la photographie, soit dès le début des travaux d’extension, avait provoqué un tel désarroi parmi les fidèles de ces médiums que Martino Stierli, conservateur en chef pour l’architecture et le design, avait diffusé une lettre ouverte pour rassurer les gens, expliquant que le MoMA continuerait à se consacrer à ces domaines. La première phase du projet, dévoilée en juin 2017, présentait une aile substantiellement réaménagée comprenant un hall rempli de lumière, de nouveaux équipements, notamment un salon, une librairie, un café et une garde-robe, ainsi que de vastes espaces d’exposition temporaire. La phase deux concernait la collection permanente. Le musée possède environ 200 000 pièces, les peintures et sculptures comptant pour moins de 2% de l’ensemble. Mais les salles de la collection permanente ont toujours montré peu d’autres choses parmi la petite sélection d’œuvres exposées (400 pièces environ à la fois). La photographie, le design, le dessin et la gravure ont toujours été présentés séparément, dans une rotation permanente du fait de la fragilité de ces supports.
Ann Temkin se souvient d’une expérience novatrice en 2010 qui avait vu tout le quatrième étage vidé de son contenu habituel (l’art des années 1940 aux années 1970) pour être uniquement consacré aux œuvres expressionnistes abstraites sur divers supports. « Avoir l’honnêteté de présenter une histoire qui ne se résume pas simplement aux six chefs-d’œuvre les plus remarquables, c’est vous dire que l’histoire de l’art n’est pas que l’emballage parfait que vous croyez », avance-t-elle. Les dialogues inattendus entre des œuvres diverses éclairant une époque et un lieu – New York dans les années 1950, en l’occurrence – étaient électriques. La plupart des visiteurs ne prêtent cependant pas attention à ces expériences discrètes. Selon Ann Temkin, il était devenu évident que le musée avait besoin d’une rotation systématique des collections permanentes, impliquant toutes les équipes du musée, ce qui a inexorablement conduit à un travail complexe. À côté des salles permanentes, trois expositions temporaires ouvrent également le 21 octobre. La plus importante, un ensemble d’œuvres abstraites d’artistes latino-américains de premier plan, sera principalement constituée d’œuvres offertes au musée par Patricia Phelps de Cisneros. Une exposition consacrée à l’artiste Betye Saar explorera la relation entre Black Girl’s Window (1969), une œuvre de la collection permanente, et sa pratique expérimentale de la gravure. Enfin, une exposition sera consacrée aux performances de l’artiste multidisciplinaire Pope.L.
Tous ces changements peuvent faire oublier que le MoMA était une idée radicale au départ. Sarah Suzuki décrit cette nouvelle itération comme un retour aux idéaux du directeur fondateur de l’institution, Alfred Barr, et à sa conception du musée comme laboratoire d’expérimentation. « C’était un moment où l’histoire n’était pas aussi codifiée, dit-elle. Cela a suscité énormément d’enthousiasme et de liberté ». La relecture de la collection a ravivé cette ferveur. Mais il n’est pas seulement question de trouver des trésors cachés, souligne Ann Temkin. Il s’agit de prendre la mesure de ce qui manque, mais l’idée n’est pas de combler les lacunes : la conservatrice préfère penser qu’il existe une histoire plus divers dont l’on peut être fier. « Pour moi, ce n’est jamais fini, conclut-elle. Il existe toujours de nouveaux chapitres ».
MoMA, réouverture le 21 octobre 2019, 11 West 53 Street, New York,