En loyal conservateur de musée, mon objet du mois est un tableau du Petit Palais, mais il s’agit de la première acquisition effectuée à mon arrivée, un choix il faut l’avouer très personnel. Malgré son nom sonore, on a oublié Octave Penguilly L’Haridon (1811-1870), peintre polytechnicien, mort au grade de lieutenant-colonel. Mais rappelons Charles Baudelaire qui s’exclamait, à propos du Salon de 1859 : « Une exposition qui possède de nombreux ouvrages de Delacroix, de Penguilly, de Fromentin, ne peut pas être maussade. » Le Petit Palais, qui conserve des œuvres majeures des deux autres artistes cités, pouvait-il tenir durablement son rang sans une toile de Penguilly L’Haridon sur ses cimaises ? La réponse était forcément négative pour qui a fréquenté, comme moi depuis mon enfance, le musée des Beaux-Arts de Rennes, où figure en bonne place l’énigmatique chef-d’œuvre de l’artiste Les Petites Mouettes (1858) : un paysage de sable et de rochers acérés à marée basse, peuplé d’oiseaux inquiétants qui seuls attestent que nous n’avons pas atterri sur une autre planète. Théophile Gautier, dans sa recension du Salon de 1861, a su merveilleusement caractériser le style sans pareil de l’artiste : « Loin du chemin des hommes, le long des baies désertes, dans les criques connues du goéland et de la mouette, il va en quête de roches aux configurations étranges et monstrueuses, d’horizons bizarrement déchiquetés, de mers glauques et céruléennes, et, avec une exactitude de daguerréotype, il reproduit des sites scrupuleusement vrais qu’on croirait pris dans la Lune ou dans Mars, tant ils diffèrent des aspects qu’on a l’habitude de voir. »
Une modernité frappante
À peine nommé officiellement au Petit Palais, mais encore dans mon double poste précédent, partagé entre le Département des arts graphiques du Louvre et le musée Delacroix, je tombais en chemin, à la devanture de la galerie Vincent Lécuyer – formidable marchand découvreur qui vient de nous quitter dramatiquement –, sur un paysage inédit de cet artiste rarissime. D’emblée, j’ai réservé le tableau; on trouverait bien un moyen de concrétiser cet achat pour l’heure à crédit – ce fut fait peu après, grâce au mécénat providentiel de Nikkei Inc. venu à mon secours. Disparue depuis sa présentation au Salon de 1869, cette vue des côtes normandes de Belleville (Seine-Maritime) frappe par son aspect minéral et son cadrage étonnant faisant l’économie du ciel. Il faudra attendre la génération suivante et le grand paysagiste américain Winslow Homer pour trouver un découpage aussi hardi. Ni ciel, ni oiseaux non plus, contrairement à une autre variation sur le thème des falaises (Les Spatules), que Penguilly L’Haridon présenta au même Salon, où figure au premier plan un nid de ces petits échassiers au bec à la forme si caractéristique. Sa lumière étincelant des feux du couchant l’oppose également au camaïeu de gris et de bleu froid du tableau du Petit Palais. L’autre toile fut immédiatement acquise par l’état et envoyée au musée des Beaux-Arts de La Rochelle, une dernière marque de sollicitude officielle.
Une disparition brutale, un oubli durable
Fort apprécié de Napoléon III, l’artiste avait en effet bénéficié jusque-là de nombreux achats, soit sur le budget de la liste civile de l’empereur, soit par l’intermédiaire de l’état. Penguilly L’Haridon le devait à sa carrière parallèle de militaire. Nommé conservateur du musée de l’Artillerie après avoir exercé différents commandements, il s’y fit remarquer par ses publications érudites. Napoléon III lui confia par conséquent la responsabilité de sa collection d’armures du château de Pierrefonds, et l’on peut imaginer sa proximité avec l’empereur volontiers historien et archéologue. Le discrédit de Penguilly n’en fut que plus fort : peu après la chute de son protecteur et sa propre disparition en 1870, la plupart de ses œuvres furent décrochées des cimaises, certaines restituées, d’autres perdues. Ainsi s’évanouit le souvenir d’un paysagiste hors normes et d’un peintre d’histoire tout aussi inclassable. Dans ce registre, n’avait-il pas représenté un sujet aussi inédit que la Mort de Judas, la corde déjà autour du cou, dans un paysage désolé, les trois croix du calvaire se détachant en arrière-plan, sur le ciel rougeoyant (Nantes, musée d’Arts) ?
« une exposition qui possède de nombreux ouvrages de Delacroix, de Penguilly, de Fromentin, ne peut pas être maussade. »
Les musées conservant tous plus d’œuvres qu’ils ne peuvent en exposer, on s’interroge parfois sur la nécessité d’en acquérir de nouvelles quand il y en a tant en réserve. Outre l’intérêt de renouveler périodiquement l’accrochage pour les visiteurs les plus fidèles, il est aussi du rôle des musées de faire resurgir et apprécier des artistes ou des courants négligés. Le Petit Palais en a fait une de ses lignes directrices pour les expositions, abordant soit des gloires oubliées – Albert Besnard, George Desvallières… –, soit des artistes étrangers méconnus en France, tels Carl Larsson, Anders Zorn, Utagawa Kuniyoshi, Ito Jakuchu ou prochainement le sculpteur napolitain Vincenzo Gemito puis l’immense peintre réaliste russe Ilia Répine. Ainsi entrait au Petit Palais, de façon un peu forcée, cette étrange marine de l’inconnu Octave Penguilly L’Haridon, désormais accrochée face au célèbre Soleil couchant sur la Seine à Lavacourt, effet d’hiver de… Claude Monet.