Le « décor de cinéma » est un sujet à la fois pluridisciplinaire et difficile à définir. Malgré son caractère tangible et concret, l’architecture dans les films se manifeste de façon éphémère et fragmentée, puisque les notions de construction s’affaiblis-sent lorsque l’on approche l’image en mouvement. Le « décor » se présente comme un sujet hybride et fluide, situé entre ce qui relève du filmique et du préfilmique. Il intègre en outre la technique cinématographique et d’autres disciplines, précinématographiques, telles que la peinture et l’architecture.
Nous pouvons identifier dans des textes d’avant-garde parus au début du XXe siècle les premiers indices d’une tentative de théorisation du concept de « décor » au cinéma. Dans la culture cinématographique européenne des années 1920, le « décor » était perméable. L’entre-deux-guerres, marqué par un fort mouvement migratoire, crée de ce fait un contexte d’échanges dans lequel les artistes travaillent avec les cinéastes, ce qui leur permet d’absorber les idées et les pratiques des arts visuels et décoratifs, de l’architecture et de l’urbanisme, et de les divulguer à un public plus large. En ce sens, le cinéma devient un vecteur d’accès aux nouveaux mouvements artistiques.
Inscrire le cinéma dans l'histoire de l'art
En effet, il s’agit d’un moment clé pour la compréhension des rapports entre le cinéma et l’histoire de l’art en général, au cours duquel les artistes expérimentent le médium cinématographique et explorent ses relations avec d’autres formes d’art. En tant que champ d’investigation et d’expérimentation, le cinéma acquiert une dimension plastique et pluridisciplinaire. Deux disciplines en particulier sont au fondement des théories relatives au « décor de cinéma » : l’architecture et le cinéma. Pourtant, une troisième spécificité s’impose aux films du début du XXe siècle: le coloris noir et blanc, caractéristique qui renforce l’aspect graphique de l’image. Ces trois concepts, « cinéma, architecture, graphismes », orientent vers une lecture particulière du cinéma, puisque l’aspect graphique de l’image en noir en blanc établit un lien entre le cinéma et l’architecture, en rapprochant l’image du dessin – soit la genèse de la création architecturale.
l’aspect graphique de l’image en noir en blanc établit un lien entre le cinéma et l’architecture, en rapprochant l’image du dessin.
Le cinéma est le plus réaliste des arts. Cela est dû notamment au dispositif photographique et à sa fidélité à la réalité, mais aussi au mouvement d’images qu’il entraîne. Néanmoins, pour comprendre l’esthétique du « décor » à l’époque des avant-gardes des années 1920, nous devons commencer par faire abstraction de cette spécificité technique et appréhender le cinéma d’abord comme une forme de représentation. Cette approche a été choisie avec une double intention : inscrire le cinéma dans l’histoire de l’art puis en saisir un aspect en particulier, le « décor de cinéma ». Si le tournage d’un film se fait à partir de prises de vues sur le vif, les « décors de cinéma », quant à eux, sont préalablement conçus, dessinés, produits. Cela signifie que le chef décorateur réalise des esquisses, des projets, il conçoit les « décors » à l’aide d’outils de dessinateur, de peintre, des outils de représentation. Par la suite, ces études, dessins et maquettes sont transposés dans l’espace concret, puis dans l’image cinématographique. C’est donc la caméra qui met les « décors » en mouvement, des « décors » a priori fixes, susceptibles d’être mis en action.
Qu’est-ce que le « décor de cinéma » ? C’est la surface visible du cinéma : les paysages, les maisons, les meubles, les accessoires. Des formes, des lignes, des textures. En noir et blanc, les éléments d’agencement de l’image apparaissent avec plus d’évidence : on y voit des points et des lignes constituant des formes qui ordonnent l’espace en perspective. Les « décors » composent l’image et ils ont un lien aux comédiens, au récit et à la mise en scène. Ils sont concrets et visibles, mais expriment l’invisible, ce que l’on ne peut raconter en mots. En ce sens, les « décors » se placent avant la parole, ils intègrent la force visuelle du cinéma, surgissant « de la ligne, aux volumes, aux formes, au cinéma intégral ». L’expression « cinéma intégral » est forgée en 1927 par Germaine Dulac, qui a produit des textes fondamentaux sur l’expression visuelle du cinéma, mais reste malheureusement dans l’ombre d’auteurs plus célèbres, à l’époque comme aujourd’hui.
Germaine Dulac estime que l’on ne peut manier l’architecture et les proportions au cinéma que par le « décor », la proportionnalité étant un mode essentiel de l’art cinématographique. Elle étudie le « sentiment de la ligne* », c’est-à-dire les rapports entre les lignes géométriques visibles sur l’image et l’ex-pression subjective des films. Tout en rattachant le concept « intégral » au « mouvement pur » des images, elle reconnaît l’importance de l’expression visuelle, y compris dans les films dits « anecdotiques » : « Tout drame cinématographique, qu’il soit créé par des formes en mouvement ou par des êtres humains en état de crise, doit être visuel et non littéraire, et l’impression à dégager, l’insaisissable de l’idée créatrice ou du senti-ment promoteur ressortent des seules harmonies optiques. »
Ligne, mouvement, harmonie
C’est dans la musique que Germaine Dulac a trouvé le modèle de sa théorie, fondée sur la traduction visuelle du sensible en une composition d’éléments graphiques sur l’image en mouvement. Le cinéma, à l’instar de la musique, mènerait à la constatation d’un rythme duquel jaillirait « une émotion visuelle analogue à celle suscitée par les sons ». Les mouvements « cinégraphiques » seraient des mouvements visuels correspondant aux rythmes musicaux, l’analogie provenant notamment de l’harmonie formelle et rythmique – le concept d’harmonie est donc lié à la fois à la musique et à l’architecture. À partir de cette triade ligne-mouvement-harmonie, Germaine Dulac détermine le rôle le plus essentiel de l’architecture au cinéma, à savoir figurer une harmonie musicale capable d’éveiller l’émotion chez le spectateur, grâce au mouvement des lignes composant les formes architecturales: « Ce fut là qu’intervinrent les proportions architecturales du décor, les scintillements de la lumière forcée, l’épaisseur des ombres, l’équilibre ou le déséquilibre des lignes, les ressources de l’optique. » L’harmonie des lignes s’exprimerait dans les « volumes évoluant directement […] dans la logique de leurs formes […] pour mieux s’élever vers l’abstraction et donner plus d’espace aux sensations et aux rêves : LE CINÉMA INTÉGRAL ».
Tandis que Germaine Dulac élabore en 1927 sa théorie du « cinéma intégral », deux ans plus tard, Sergueï Eisenstein semble trouver chez Goethe la synthèse de ce propos. Dans « La dialectique de la forme cinématographique », il énonce : « La conception d’un phénomène normalement statique comme fonction dynamique est rendue dialectiquement par ce sage propos de Goethe : l’architecture est une musique pétrifiée*. »
Note et références :
*1 Cette citation et les suivantes sont extraites de Germaine Dulac, Écrits sur le cinéma (1919-1937), Paris, Paris Expérimental, 1994.
*2 Barthélemy Amengual, Que viva Eisenstein!, Lausanne, L’Âge d’homme, 1980, p. 60.
Amanda Coelho prépare une thèse de doctorat intitulée « Cinéma, architecture, graphismes : esthétique du décor et avant-garde 1920 », à l’université Paris Sorbonne (Centre André Chastel), sous la direction d’Arnauld Pierre.