Quelques mois après les ventes Mouna Ayoub chez Cornette de Saint Cyr (23 janvier 2019) et Catherine Deneuve chez Christie’s (24 janvier 2019), Camille de Foresta reçoit un message d’une ancienne cliente de la maison Saint Laurent qui vient de prendre conscience de l’importance d’un vêtement qu’elle n’a porté qu’une seule fois : la veste Tournesols de la collection iconique de 1988, « Hommage aux peintres ». Camille de Foresta s’exclame : « Dans la haute couture, c’est le Saint Graal ! » Difficile de rester impassible face à l’enthousiasme de cette commissaire-priseur qui évoque les six cents heures de travail nécessaires à la maison Lesage pour élaborer une telle broderie comme elle le ferait pour des vases en porcelaine de l’empereur Qianlong ou des laques de Marie-Antoinette.
Les années de transmission
Chérie par une grand-mère aussi aimante qu’intransigeante, Camille de Foresta reçoit dès son plus jeune âge une double instruction. Lorsque la cloche de l’école sonne la fin de la journée, elle gravit quatre à quatre les marches des étages de sa maison familiale pour commencer sa deuxième journée d’apprentissage auprès de Gabrielle de Foresta, bien décidée à transmettre à sa petite-fille sa dévotion pour les grands auteurs classiques, sa passion pour l’histoire de la Provence et de la France et son admiration pour les peintres de la Renaissance italienne. « J’ai acquis auprès d’elle le goût du récit. Lorsqu’elle ne me lisait pas Corneille ou Racine, elle me racontait, avec un talent fou, mille anecdotes historiques qui avaient trait à ses périodes de prédilection. Elle pouvait un jour me parler de son ancêtre Jean-Joseph Mougins de Roquefort, député du Tiers-État, qui avait fait le choix d’être portraituré par sa compatriote grassoise Marguerite Gérard pour en imposer aux sots qui avaient des préjugés sur les femmes artistes, et le lendemain me faire un véritable exposé sur le rôle diplomatique du grand goût français. »
À 7 ans, Camille de Foresta trouve sa vocation, tandis qu’elle accompagne sa grand-mère à une vente aux enchères. Dix ans plus tard, elle décroche un stage au service de presse de Sotheby’s. C’est alors que l’étudiante en khâgne rencontre l’antiquaire Eugène Becker, dans la galerie duquel elle passera toutes ses vacances scolaires. « Ce furent des années merveilleuses. Non seulement il est l’un des premiers à avoir eu l’intuition de l’importance de la provenance des objets, mais il m’a aussi beaucoup appris par ses conversations avec les visiteurs qui passaient prendre le thé, d’Alexandre Pradère à Jacques Garcia ou tous les grands conservateurs français et étrangers. »
Je conçois ce métier comme une véritable mission de transmission : permettre aux objets de changer de vie. J’assimile le geste du marteau à un vrai signe symbolique de passage de relais.
Le geste du marteau
« Je conçois ce métier comme une véritable mission de transmission : permettre aux objets de changer de vie. J’assimile le geste du marteau à un vrai signe symbolique de passage de relais. » Peu de jeunes commissaires-priseurs semblent prendre un tel plaisir devant leur pupitre. Méticuleuse, Camille de Foresta prépare une vente aux enchères comme un comédien répète son texte. Lorsqu’elle « tape » pour d’autres départements que le sien, elle arrive tôt avenue Matignon et connaît déjà sa partition sur le bout des doigts. Toute la matinée, elle enchaîne les réunions avec chaque acteur de la vente afin de ne rien laisser au hasard. « J’ai besoin d’être en parfait accord avec les spécialistes de la maison. Je leur demande quels sont les lots à particularités et qui sera dans la salle : tel vendeur a besoin d’être rassuré, tel acheteur a besoin d’être encouragé. » À midi, elle s’enferme dans son bureau pour se maquiller et se coiffer – « C’est un moment crucial qui participe au rituel de la vente. » Deux heures plus tard, elle entre en scène et, que ce soit devant une salle comble ou une trentaine de participants seulement, déploie une énergie qui ne laisse personne indifférent. « J’aime la chaleur des enchères, pour paraphraser Balzac. J’aime voir trembler les acheteurs…, puisque c’est un métier où l’humain est primordial. Le choix de l’art asiatique, je le dis souvent, est loin d’être anodin. Il offre une source de bonheur inouï, car il est possible de transformer la vie d’un vendeur qui n’avait aucune idée de la valeur d’un vase ou d’un pot à crayons hérité de ses grands-parents. » Après son départ de Sotheby’s pour Christie’s, l’un des premiers coups de Camille de Foresta fut la découverte de malles pleines d’objets chinois, jamais ouvertes depuis 1952, chez des héritiers d’une amie de sa grand-mère. Si nombre de jeunes experts veulent faire cavalier seul en quittant, au bout de quelques années, une grande maison de ventes avec leur carnet d’adresses et leur expérience, Camille de Foresta aime trop ce que lui offre cet univers pour y songer.
La quintessence du luxe
L’objet donc. Qu’elle évoque les arts décoratifs français du XVIIIe siècle, domaine dans lequel elle a fait ses premières gammes, l’art asiatique dont elle est spécialiste depuis une dizaine d’années ou la haute couture, la jeune femme révèle une connaissance intime des techniques et du savoir-faire des artisans. La vente Catherine Deneuve n’est pas un changement de cap. « Guillaume Cerutti nous a toujours encouragés à sortir de notre zone de confort. Il y a quelques années, alors président de Sotheby’s France, il avait réuni un groupe d’experts junior et nous avait incités à ouvrir nos horizons et à explorer nos passions. J’ai profité de l’occasion pour proposer à un homme que j’admire, Didier Ludot, antiquaire de mode au Palais-Royal, de nous confier la vente de sa collection de haute couture. » Non seulement la vente Ludot, en 2015, fut un succès, mais elle marqua aussi un tournant. À Paris, seuls organisaient des ventes de haute couture le cabinet Chombert-Sternbach chez Cornette de Saint Cyr ou chez Gros & Delettrez, et Penelope Blanckaert chez Artcurial, alors que les maisons de ventes anglo-saxonnes avaient fermé leurs départements au début des années 2000. « La veste Tournesols sera présentée lors de la vente “The Exceptional Sale” du 27 novembre à Paris, et ce n’est pas un hasard. Nous considérons cette pièce rarissime comme une œuvre d’art. La collection “Hommages aux peintres” d’Yves Saint Laurent correspond à une étape très précise de sa carrière : il a trouvé un nouveau souffle en s’inspirant des artistes qu’il admirait et d’œuvres de sa propre collection. Les critiques crient alors au renouveau de son génie. La veste appartient surtout au patrimoine français tant elle est le fruit d’un travail exceptionnel de collaboration entre Saint Laurent et Lesage, qui ont réalisé ensemble un dessin très complexe d’entrelacements de sequins, de rubans et de chenille. Les six cents heures de broderie en font la pièce de haute couture la plus chère jamais réalisée. »
La veste Iris de Mona Ayoub, autre hommage à Van Gogh, estimée entre 30 000 et 40 000 euros, s’est vendue 175 000 euros en janvier dernier; la veste Tournesols est estimée entre 80 000 et 120 000 euros. Camille de Foresta est intarissable sur la défense du savoir-faire français que mirent à l’honneur les récentes expositions parisiennes à succès « La Mode retrouvée. Les robes trésors de la comtesse Greffulhe » au Palais Galliera, musée de la Mode de la Ville de Paris, en 2015-2016, ou « Christian Dior, couturier du rêve » au musée des Arts décoratifs, en 2017-2018. Citant d’ailleurs la sortie récente du Bouquin de la mode, sous la direction d’Olivier Saillard (Robert Laffont, 2019), et la parution prochaine d’une somme sur la mode que prépare le professeur Philippe Sénéchal, spécialiste de la Renaissance, elle estime qu’il ne serait pas improbable que la mode soit un jour enseignée à l’Université au même titre que l’histoire de la peinture ou que celle des arts décoratifs. « Christie’s apporte simplement sa pierre à l’édifice en révélant à un large public combien la haute couture représente tout un pan de la création et du patrimoine français que nous avons à cœur de défendre. »