Juin 2006 : je m’apprêtais à rendre ma thèse sur Gustave Courbet et à entamer un post-doctorat sur un obscur artiste du XIXe siècle, Paul Chenavard, un peintre lyonnais, d’inclination républicaine, qui eut pour particularité d’appartenir à ce genre d’hommes qui « n’égalent pas leur destin », selon la belle expression de Guillaume Apollinaire. Le personnage m’intriguait en ceci qu’il avait manqué sa vie et symbolisait l’écart immense entre les prétentions performatives de l’art et son efficace véritable. C’était du moins ma proposition, laquelle ne rencontra pas que l’enthousiasme. Paul Chenavard était immensément talentueux, cultivé et riche. Il bénéficiait d’une grande surface sociale, excellait techniquement (ses grisailles sont fabuleuses) et il a, de surcroît, traversé le siècle en entier, ou presque, de 1807 à 1895. Mais il ne convertit presque rien de ces opportunités, alors qu’il ambitionnait d’immenses projets : il voulait notamment réaliser des décors somptueux dignes de la Sixtine de Michel-Ange, pour représenter l’histoire universelle et pour réunir en grandes visions syncrétiques les composantes et les croyances les plus diverses de l’humanité. Malheureusement pour lui, ses projets extraordinaires n’aboutirent jamais complètement pour une foule de raisons, de fatalités, qui constituent l’objet d’un livre : Paul Chenavard. Monuments de l’échec (1807-1895) (Les presses du réel, 2009). Il demeure néanmoins quelques œuvres de Chenavard, ça et là : la plupart se trouvent au musée des Beaux-Arts de Lyon, mais il y a surtout l’extravagante Divina Tragedia au musée d’Orsay, gigantesque toile pleine de divinités à l’agonie, qui racontait originellement La Mort de toutes les religions et qui, pour s’épargner la censure au Salon de 1869, se transforma en Triomphe du christianisme, au gré d’un tour de passe-passe sémantique d’une cocasserie hors norme…
Paul Chenavard m’intriguait en ceci qu’il avait manqué sa vie et symbolisait l’écart immense entre les prétentions performatives de l’art et son efficace véritable.
L'acquisition
En 2006-2007, au seuil de la trentaine, malgré un quotidien fort modeste dans 23 m2 à la Goutte d’or, sans aucune aide extérieure, pas le moindre centime familial, j’essayais de dégotter des petites œuvres quand je le pouvais. J’avais entre autres une belle estampe d’Honoré Daumier et une académie de Maximilien Luce (des cadeaux), mais aussi une affiche numérotée et signée de Matthew Barney, où celui-ci a une sorte de serviette plantée dans la bouche, et puis des lithographies psychédéliques de la côte Ouest américaine des années 1960. Je fréquentais davantage La Chope du Château rouge, rue de Clignancourt, que les galeries de la rue Louise-Weiss et, pour le dire clairement, je ne connaissais en fait rien à rien des usages et des pièges du milieu du marché et des collectionneurs. La preuve : j’achetais même des œuvres sur eBay… Ainsi, en effet, sur le célèbre site de ventes en ligne, passe une annonce pour un dessin de Paul Chenavard, de taille modeste et très abîmé. Je regarde superficiellement l’image et n’identifie rien qui corresponde au corpus de l’artiste; j’entends par là que la pièce ne se trouvait pas cataloguée, ni n’était l’étude d’une œuvre connue de celui-ci. Sur écran, il était difficile d’aviser quant à la qualité graphique de l’objet. Et puis la signature était bizarre. Mais il y avait un je-ne-sais-quoi de délirant, d’enchevêtré et de néoclassique dans l’image qui collait bien et me plaisait infiniment… Le vendeur était italien, et il en coûtait quelque chose comme 250 euros. Je me suis alors dit que cela valait la peine de l’acquérir sans l’avoir examiné in situ. Je n’imaginais pas un faussaire perdant son temps à contrefaire Chenavard de l’autre côté des Alpes !
Je fus circonspect en recevant le dessin. Je trouvais le crayonné laborieux, la signature douteuse, et j’étais incapable d’identifier le sujet. Je me disais qu’il pouvait s’agir de plusieurs études ou de plusieurs copies combinées en une seule : je ne comprenais rien à ce tissu de corps humains et animaux sur la pierre, à la présence d’un trophée, à cette femme nue de dos qui m’apparaissait comme plaquée à droite de la composition. Agacé, j’ai même laissé le papier s’abîmer un temps en haut d’une bibliothèque, roulé sur lui-même, en proie à la poussière, avant de me résoudre à le mettre sous cadre. Et c’est avec mauvaise conscience que j’ai intégré l’œuvre, nantie d’une attribution à Chenavard, au corpus de mon mémoire postdoctoral déposé à la bibliothèque de Sciences-Po en 2007 (j’ai en revanche préféré l’exclure de ma publication en 2009)… En somme, je n’étais pas fier de cette chose, car je sentais sa paternité fragile. Mais je l’aimais bien quand même mon « Chenavard », et puis je souhaitais y croire, m’épuisant auprès de mes pairs et sur Internet pour trouver une source, une piste. En vain.
La révélation
Et un jour, en 2018, à la Galleria nazionale d’arte moderna e contemporane, à Rome, au hasard des salles, me voilà en arrêt, ahuri, hébété, devant un tableau de Giulio Aristide Sartorio, dont le sujet est issu d’un épisode peu connu des Actes des Apôtres : celui du culte idolâtre à Éphèse, avec des esclaves naufragés sur un bout de roche au pied d’une Diane multimammia. Cette œuvre, au demeurant exceptionnelle, était la version complète (et à l’évidence authentique !) de mon vulgaire dessin. Le choc fut vif, et j’en demeurai stupéfait trente bonnes secondes avant de me précipiter pour examiner la date : 1895-1899… Elle était tout juste postérieure à la mort de Chenavard !Je compris, dépité et soulagé à la fois, qu’il me faudrait définitivement considérer ma « chose » au mur du salon comme une arnaque qui giflait la crédulité de ma jeunesse ! Et une injure de plus à Chenavard, accessoirement…
Je sais désormais que ce machin trafiqué, avec sa fausse signature de Chenavard et copié d’après Sartorio, pourrait avoir pour fonction de nourrir la littérature scientifique et les colloques sur les voyous de l’art, leurs dupes et leurs receleurs, ce qui confère à l’objet un potentiel intellectuel et même affectif.
Rentré à Paris, je mis ma pièce en toc à la cave et tus toute l’histoire, honteux… Sauf à une personne : un collègue de l’École polytechnique, éminent spécialiste de la fausse monnaie, Philippe Laurier. Il adora le récit et, du fait même de ce petit vécu, cette œuvre d’usurpateur, du point de vue de l’économiste qu’il était, prenait sa pleine valeur symbolique en tant qu’objet d’étude exemplaire ! Il me proposa même d’en faire l’acquisition à dessein d’enrichir sa collection de contre-façons qu’il conserve à des fins académiques. J’ai hésité. Et j’ai décliné. Pourquoi ? Bien sûr, par déontologie : je ne concourrais pas à la circulation d’un faux. Mais ce n’est pas tout. Ce fut aussi par une sympathie inattendue et terrible pour la « chose ». Je me rendais compte qu’elle avait un intérêt certain, inhérente à sa déceptivité même et que ma propre déception, précisément parce que je mettais celle-ci en récit, transfigurait le dessin, le sauvait, le faisait exister autrement que comme une simple chausse-trappe. Et ça, c’est encore plus piégeux.
Je sais désormais que ce machin trafiqué, avec sa fausse signature de Chenavard et copié d’après Sartorio, pourrait avoir pour fonction de nourrir la littérature scientifique et les colloques sur les voyous de l’art, leurs dupes et leurs receleurs, ce qui confère à l’objet un potentiel intellectuel et même affectif; oui, il en devient malicieusement attachant... Et c’est pourquoi il est maintenant impérieux de s’en détacher. Instamment, urgemment. Au moment où paraîtra ce texte, mon « Chenavard » sera à la poubelle : un monument de l’échec, disais-je, et jusqu’au bout.