À bien des égards, l’exposition que le Solomon R. Guggenheim Museum a organisée avec l’architecte Rem Koolhaas est inhabituelle. D’emblée, la pièce colossale que découvrent les visiteurs à l’entrée du musée new-yorkais pose le décor : il s’agit d’un tracteur dernier cri de plus de 15 tonnes, accompagné d’un module dans lequel quelque 23 tonnes de tomates seront cultivées durant toute la durée de l’exposition.
Grande première pour le Guggenheim, le musée présente une exposition qui n’a rien à voir ni avec l’art ni avec l’architecture. Intitulée « Countryside, The Future », la manifestation vise à attirer l’attention sur les 98 % de la surface terrestre qui sont non urbaines et à remettre en cause le développement galopant des villes sur la planète. En 2007, les Nations Unies estimaient que la moitié de la population mondiale vivait dans les villes et prévoyaient que ce chiffre atteindrait entre 70 % et 80 % d’ici 2050. « Allons-nous vraiment vers ces chiffres absurdes, où la grande majorité de l’humanité vit sur seulement 2% de la surface de la Terre, et les 98% restants, habités par seulement un cinquième de l’humanité, doivent servir les villes ? », interroge un texte en ouverture de l’exposition.
À travers d’autres écrits, des peintures murales, des photographies, des vidéos et des présentations graphiques s’appuyant sur la recherche de nombreux collaborateurs, l’exposition analyse une série d’études de cas, tout en retraçant l’histoire des idées sur la campagne, des promenades de Marie-Antoinette à travers le Hameau de la Reine qu’elle a créé à Versailles jusqu’au mouvement du bien-être aujourd’hui. Dans certains cas, ces études offrent de nouveaux rayons d’espoir pour l’avenir de l’humanité dans les zones rurales. « Je constate un changement spontané, en partie grâce aux nouvelles technologies et à d’autres plus courantes, qui montrent que la campagne est un cadre plus agréable pour passer sa vie, a déclaré Koolhaas à The Art Newspaper. En ce moment, les villes ne sont pas si formidables. Elles sont incroyablement congestionnées, incroyablement chères, incroyablement polluées. Je pense que leur attrait diminue sérieusement. J’ai commencé à comprendre que la campagne était systématiquement négligée. Et c’est quelque chose que j’espère corriger avec cette exposition ».
L’architecte néerlandais cite un sondage d’opinion réalisé au Kenya indiquant que 60 % des jeunes souhaitent résider si possible dans des zones rurales. Dans le même temps, note-t-il, des technologies telles que le service de transfert d’argent M-Pesa permettent aux habitants de ces zones rurales de mener leurs activités dans des zones reculées sur leur téléphone portable sans jamais entrer physiquement dans une banque. Avec l’avènement des nouvelles technologies, « l’Afrique, bien sûr, comme tout retardataire, a la possibilité d’éviter les erreurs de tous ses prédécesseurs », fait remarquer Koolhaas.
L’exposition aborde également la question du flux mondial de réfugiés, notant qu’ils ne doivent pas nécessairement finir par migrer dans les villes. Troy Conrad Therrien, conservateur pour l’architecture et les initiatives numériques au Guggenheim, cite l’exemple de Manheim, un village situé à l’ouest de Cologne en l’Allemagne. Ses habitants vieillissants ont dû le quitter pour aller s’installer dans une nouvelle ville afin de laisser place à l’extension d’une mine de charbon destinée à compenser l’abandon des centrales nucléaires, décidé par le pays. Les réfugiés arrivant d’Irak, de Syrie et d’Iran ont progressivement emménagé dans les maisons abandonnées, en attendant l’agrandissement de la mine, explique Therrien. Ils ont bientôt été rejoints par des militants du climat qui se sont rendus dans le village pour protester contre le recours à une énergie qui dégage de fortes émissions. « Et peu de temps après, ils ont interagi avec les habitants de la nouvelle ville », explique Therrien, qui a organisé l’exposition en collaboration avec Koolhaas et Samir Bantal, le directeur d’AMO, le groupe de réflexion attaché à l’agence OMA de Koolhaas à Rotterdam.
Le changement climatique est aussi l’un des thèmes de l’exposition, qui montre comment le dégel du pergélisol dans le centre de la Sibérie libère des quantités toujours plus importantes de méthane, avec des conséquences potentiellement désastreuses pour les températures mondiales. Therrien note que deux généticiens, père et fils, étudient la résurrection possible du mammouth préhistorique dans l’idée qu’il pourrait consolider le pergélisol et empêcher ainsi les émanations de méthane.
La sécurité alimentaire est un autre thème urgent abordé, avec des installations tel que le module de culture de la tomate à l’extérieur du musée. L’exposition montre aussi des photographies d’agriculteurs néerlandais travaillant la nuit dans des serres baignées de lumière rose afin d’assurer des conditions de croissance optimales pour des aliments exportés à travers le monde. Les pièces présentées ne manquent parfois pas de piquant, comme ce kit de système hydraulique qui pourrait être attaché au corps d’un agriculteur vieillissant pour l’aider à se plier et à se lever plus facilement dans les champs.
Le but de l’exposition, bien sûr, est de susciter des débats sur l’avenir des zones rurales, longtemps ignorées dans une société focalisée sur la convergence inexorable de l’humanité vers les villes. À la question de savoir s’il trouvait paradoxal que l’exposition ait lieu dans la rampe en spirale du Guggenheim imaginée par Frank Lloyd Wright, solidement ancrée dans le dense tissu urbain de Manhattan, Koolhaas a répondu qu’il n’y voyait rien de plus naturel : « La logique veut que cela soit l’épicentre de la culture occidentale, et même l’épicentre à bien des égards du paysage médiatique. Donc, si vous voulez mettre un sujet au cœur du débat ou si vous voulez changer le cours des choses, c’est l’endroit par excellence pour le faire ». « Le bâtiment de Frank Lloyd Wright est une sorte d’outil de génie pour quiconque veut faire une déclaration, ajoute-t-il. Il propose un parcours idéal pour la dévoiler ».
« Countryside, The Future », Solomon R. Guggenheim Museum, New York, 20 février – 14 août 2020.