La popularité de Caravage est un phénomène assez récent. Contrairement à l’attrait du public pour Georges de La Tour, contemporain des recherches qui ont sorti le peintre de l’ombre, celui pour Caravage est arrivé bien après le travail savant entrepris sur l’artiste. L’étude pionnière de Roberto Longhi sur Caravage a été publiée en 1927 ; la première édition de la monographie signée du même auteur date de 1962. Ces deux ouvrages ont été suivis, plus tard, par des expositions des peintures de l’artiste. Comme pour compenser ce contretemps, ces quarante dernières années ont été marquées par une succession ininterrompue d’événements consacrés à Caravage ou à un aspect du caravagisme. La rareté de ses peintures, le fait que l’artiste n’ait apparemment pas réalisé de dessins, ainsi que l’état et le lieu de conservation des œuvres rendent particulièrement difficile l’organisation de telles expositions pour les conservateurs de musée. Se contentant vaillamment d’un ensemble limité d’œuvres qu’ils doivent nécessairement réordonner – ensemble comprenant non seulement des peintures de Caravage, mais aussi de ses disciples et épigones extrêmement talentueux –, les conservateurs s’efforcent d’éviter, d’une part, de répéter la même exposition, d’autre part, de proposer, à chaque itération du sujet, des rapprochements et dialogues innovants et stimulants. L’exposition « Caravaggio & Bernini : Early Baroque in Rome », présentée jusqu’au 19 janvier au Kunsthistorisches Museum de Vienne, puis au Rijksmuseum à Amsterdam (14 février-7 juin 2020), est la première à inclure de la sculpture – une mise en parallèle bienvenue et justifiée, qui, étonnamment, n’avait jamais été tentée auparavant à une telle échelle.
Il y a un peu de quelque chose du terrifiant combat de gladiateurs dans le titre même de cette exposition : les noms des deux artistes baroques les plus célèbres juxtaposés comme ceux de champions de boxe poids lourds avant l’affrontement. Volontairement ou non, nous sommes invités à les comparer. Le public pourrait être induit en erreur en pensant que seul Caravage était un artiste turbulent, le mauvais garçon de la peinture, et dans la vie un meurtrier impénitent – une vision qui répond parfaitement aux attentes de visiteurs d’expositions de peinture baroque amateurs de biographies ; seul Vincent van Gogh, avec son automutilation et sa folie, peut garantir un tel succès. Bien sûr, c’est ignorer le propre penchant du Bernin pour la violence et sa propension à défigurer sa maîtresse. Heureusement, l’exposition ne plonge pas plus que nécessaire dans la face obscure de ses stars.
C’est un plaisir rare aujourd’hui de lire un catalogue qui ose offrir une interprétation aussi audacieuse, prenant appui sur une argumentation irréprochable.
Le catalogue est un modèle de clarté. Les brefs essais d’introduction aux différentes sections sont informatifs et bien illustrés. Comme les notices d’œuvres, ils sont rédigés par un groupe de chercheurs majoritairement non italiens et sciemment destinés à un grand public averti plutôt qu’aux spécialistes. Les discussions concernant des points précis liés aux attributions ou aux diverses versions d’un tableau, qui ont alourdi nombre de publications récentes, sont ici rafraîchissantes, permettant des observations plus substantielles et éclairantes. C’est un plaisir rare aujourd’hui de lire un catalogue qui ose offrir une interprétation aussi audacieuse, prenant appui sur une argumentation irréprochable.
Les essais de Giovanni Careri (« Bernini and Caravaggio, the Body of the Soul ») et Frits Scholten (« Painterly Sculpture ») sont particulièrement novateurs. Chacun traite des relations esthétiques, spirituelles et philosophiques entre les deux artistes et, par extension, des affinités subtiles entre la peinture et la sculpture baroques. Frits Scholten voit dans « l’effet dramatique » de Sainte Cécile de Stefano Maderno (1600) – une représentation en marbre blanc de la jeune martyre dans une niche noire entourée de marbres colorés – un équivalent du clair-obscur de Caravage. Le Bernin, selon Scholten, tenait également à transcrire dans la matière les effets fugitifs traditionnellement réservés à la peinture, faisant, par exemple, de la « restitution dans la pierre quelque chose d’aussi actif, éphémère et coloré que les flammes du gril » sur lequel se trouve son Saint Laurent de jeunesse. Si la relation du Bernin à la peinture a été aisément démontrée – Scholten considère Atalante et Hippomène (1620-1625) de Guido Reni comme un équivalent bidimensionnel de l’Apollon et Daphné (1622-1625) du Bernin –, le rapport de Caravage à la sculpture est à la fois plus évident et plus difficile à expliquer. C’est surtout la corporalité pure de ses figures qui projette celles-ci dans le monde tridimensionnel.
L’atelier, lieu d’une mise en scène
Careri et Joris van Gastel, dans leurs essais respectifs (ce dernier intitulé « Baroque Bodies : Artistic Role Play in 17th-century Rome»), accréditent le fait que Caravage utilisait un miroir pour peindre ses premiers portraits, tel Le Garçon mordu par un lézard (1594-1595). Celui-ci lui permettait non seulement de figer une expression éphémère, mais aussi d’enregistrer à maintes reprises les effets d’une émotion impossible à transcrire immédiatement sur la toile. Gastel suggère que Caravage a eu recours au miroir au fil du temps, dans ce qui pourrait s’apparenter à une « performance » contemporaine, une dimension que l’auteur relie également aux pièces de théâtre organisées dans l’atelier de Giuseppe Cesari, où le Caravage s’était brièvement formé. Il s’agit de l’une des approches les plus originales et stimulantes du catalogue. Substituer à la notion d’atelier l’image d’un « spectacle vivant » modifie profondément notre conception du travail dans l’atelier baroque. L’apport du geste et du mouvement, en d’autres termes, des gestes sculpturaux, contredit l’immobilité supposée de l’environnement du peintre.
Caravaggio and Bernini. Early Baroque in Rome, sous la direction de Frits Scholten, Gudrun Swoboda et Stefan Weppelmann (en anglais), Munich, Prestel, 328 pages, 45 euros.
J. Patrice Marandel a été conservateur de la peinture européenne à l’Art Institute of Chicago et est conservateur en chef émérite de l’art européen au Los Angeles County Museum of Art. Il a été co-commissaire de l’exposition « Corps et Ombres : Caravage et le caravagisme européen » qui s’est tenue en 2012-2013 au musée Fabre (Montpellier), au musée des Augustins (Toulouse) et au Los Angeles County Museum of Art.