Au début, il n’y avait que les vieux films égyptiens qui passaient une fois par semaine à la télévision marocaine. Ils étaient en noir et blanc. Ils parlaient notre langue : l’arabe. Ils racontaient nos histoires, nos corps, nos silences, nos images inconscientes, nos sentiments et notre imaginaire proche, lointain. Nous les attendions avec une impatience à la fois délicieuse, anxieuse et mystérieuse. Religieuse même. Moi bien plus que mes très nombreuses sœurs.
Et c’est dans cette attente que l’essentiel arrivait. L’attente au présent d’images fabriquées dans le passé (les années 1940, 1950, 1960). L’attente dans un espace tout entier consacré à cet élan, à cet amour, à ce futur, à ce qui vient et qui, déjà, parle de nous avant nous. L’attente dans le corps, partagée et nourrie par plusieurs corps de la même famille. L’attente de la révélation. De l’apparition. Ce qui est encore inconnu et vers lequel tout, absolument tout en nous, tendait.
Cela m’impressionnait énormément à l’époque : j’avais neuf, dix ans à peine. Le pouvoir des images qui nous font aimer la vie malgré la pauvreté dans laquelle nous vivions. Les vibrations des images qui nous portent haut, très haut, et qui nous permettent de jouir collectivement. Dans la honte et dans l’émotion.
Aujourd’hui encore, l’attente ne signifie par autre chose que cela : d’abord et avant tout la vie transformée et extrêmement intensifiée dans les films égyptiens. Peu importe la qualité de ces films (et certains d’entre eux sont de véritables chefs-d’œuvre). Peu importe qu’ils soient bien considérés ou pas. Peu importe l’oubli dans lequel ils sont en train de sombrer. En moi, tout au fond de moi, je les vois encore et je regarde le monde à travers ce qu’ils m’ont donné, ce qu’ils ont bouleversé en moi. Surtout : ce qu’ils ont déplacé en moi et autour de moi.
Les images ont un rôle essentiel pour traduire ce que nous ne voyons pas et qui est pourtant là, si près, si collé à nous. Elles le montrent et elles le déplacent. Elles dirigent nos yeux vers ce centre et elles nous obligent à sortir de la petitesse, de l’aveuglement qui nous caractérisent tous, de la certitude soi-disant rationnelle qui enlève la magie.
J’ai appris à regarder en regardant la vie lointaine en deux couleurs, le noir et le blanc. J’ai appris sur un petit téléviseur où il n’y avait qu’une seule chaîne et j’ai aimé passionnément ce qui allait y être projeté. Sortir du cadre et en moi trouver un écho. J’ai appris et je n’étais pas seul. Ce détail (qui n’en est pas un) est très important pour moi. Ne pas être seul. Ne pas rester seul. Chercher toujours, toujours, l’expérience collective même dans le silence. Tenir une main. Entendre une autre respiration. Être touché, ému, renversé, affligé, sauvé, en même temps que quelqu’un d’autre à côté de soi. À côté de moi. Mes sœurs. Encore et encore mes sœurs.
En elles, je voyais les personnages des films égyptiens. En elles, je trouvais de l’aide. Je trouvais des sujets. Des objets d’amour. Des modèles. Des histoires à elles que je vole et que je veux un jour transformer en films. Petits films. Grands films.
Regarder c’est regarder vers mes sœurs. Elles étaient là, à ma disposition. On dormait tous par terre. Collés. Trop collés. Affamés. Fatigués. Exténués même. Désespérés. Mais ensemble. Même dans le rejet et le malheur ensemble.
Regarder les corps de mes sœurs dans le quotidien, dans le jour et dans la nuit, dans la soumission et dans la révolte qui se prépare, qui échoue. Elles dansent, mes sœurs. Elles chantent. Elles sont libres, libres, quoi qu’on dise sur elles, ici ou là-bas. Dans nos murs, elles essaient. Elles se dénudent. Je les vois. Je les sens. Je leur parle. Sans mots. Je communique avec elles à travers les ordres qu’elles me donnent et que, ravi, j’exécute rapidement. Je cherche à les imiter. Je veux même à un moment être comme elles. Une petite fille. Une petite femme. Je les copie, je bouge comme elles, je parle leur langue secrète, je rêve de ces hommes qu’il faudra bien un jour rééduquer, dominer, émasculer même. Je suis un homme et puis, non, je ne le suis plus. Plus du tout.
Pendant quelques années, en même temps que la découverte de mon homosexualité, je suis en train de changer comme mes sœurs sont en train de changer. Je marche sur le même chemin. J’aime Omar Sharif et Rochdi Abaza de la même manière qu’elles. Je partage avec elles une passion pour La anam [Je ne dors pas], le film de Salah Abou Seif avec Faten Hamama. Une fille est amoureuse de son père. La mère est morte. Auprès de ce père, elle essaie de remplacer l’absente, la défunte. Elle veut que son père ne voie qu’elle. Que ses yeux ne soient remplis que par elle. Sa propre fille. Alors, elle l’empêche de se remarier. Et quand il insiste, elle décide de lui choisir elle-même sa nouvelle femme. Celle qui remplacera la première mère mais qui, au fond, ne sera qu’une marionnette. La fille va loin, très loin, dans son obsession pour son père. Et, bien sûr, cela finira mal. Par le feu qui ravage tout, détruit tout et qui, parfois, purifie. Purifie les âmes, les corps. Les yeux.
Avec mes sœurs, dans notre pièce, nous rejouons La anam. Je fais le réalisateur. Je joue le père. Mes sœurs sont à moi. Je les touche. Je les guide. Je leur impose mes intuitions. Mes directives. Dociles, elles me suivent. Elles me font croire que j’ai raison. Il est fou, Abdellah. Soyons folles avec lui. Il regarde mieux que nous peut-être.
Il y a le paradis. Il existe. Il existe vraiment. Je l’ai connu. Dans la pauvreté et le dénuement. Dans les cris et les disputes. Dans la misère et l’abandon. Mais c’était le paradis quand même. Avant le monde et ses nombreuses et terrifiantes chutes, j’ai été au paradis. En noir et blanc.
Et, forcément, il y a aussi, après cet éden bref, l’exil. Le reste de la vie.
L’attente du retour. L’impossible retour.
Les sœurs, elles ont beaucoup grandi. La société marocaine les a rattrapées bien avant moi et leur a imposé ses lois et ses diktats. Elles étaient obligées de faire semblant de se soumettre pour sauver leur peau de notre pauvreté, de notre abandon. S’élever par le mariage. Il n’y avait que cela comme issue, comme perspective. Comme échelle sociale. Les pauvres restent pauvres. Meurent pauvres. On les oblige même à voir pauvre et à parler pauvre.
Mes sœurs voyaient plus loin. Elles sont parties. Dans d’autres maisons. Avec d’autres hommes. Je suis resté seul. Tellement seul. J’ai décidé alors de ne plus voir. J’ai abandonné les vieux films égyptiens.
Jouir seul n’a pas de goût. Être seul en face de la beauté est stérile. Et pourtant, au pédé que je devenais de plus en plus, le monde n’offrait rien d’autre : que la solitude. Lire seul. Voir les films seul. Donner son cul aux autres seul.
Marcher seul. Devenir individu libre seul. Je ne veux pas devenir cet individu. Je ne veux pas être libre. La liberté n’existe pas, je le sais depuis très longtemps. Je l’ai appris et vu des centaines de fois dans les films égyptiens.
Le monde est triste. Il m’a enlevé mes sœurs et m’a poussé vers une case, un ghetto, où je pouvais voir les choses différemment. Différemment et c’est tout. Je suis différent et on ne me parle que de cela, de ma différence.
Je suis devenu aveugle. Exprès. De mon plein gré. Je ne veux plus rien du monde.
J’oublie le monde. Complètement. Je nage dans l’abandon et je suis attiré par la débauche, par le danger, le sexe facile et risqué, par la prostitution pour gagner de l’argent et partir renforcer loin de ce premier monde le cycle de la solitude et de l’aveuglement.
J’aurais dû à ce moment-là aller voir les sorcières marocaines. Elles, elles voient bien plus. Elles communiquent pour de vrai avec l’au-delà, avec l’invisible, avec les maîtres, les djinns. Avec nous en silence à l’intérieur de nous-mêmes.
Je ne l’ai pas fait. Et je l’ai regretté.
J’ai attendu. En vain. Sans goût. Je suis même allé vers la langue et la littérature françaises non par goût mais juste pour imiter les riches Marocains, avoir un jour leur pouvoir, parler chic, vide, en français comme. Exactement comme eux. Vide. Non voyant.
Le miracle est venu de loin. De là où je ne l’attendais pas du tout.
Miyna Kaptan. Une femme turque. Une professeure turque. Elle ressemblait énormément à l’actrice américaine Tippi Hedren dans Les Oiseaux d’Alfred Hitchcock. Un film qui renversait le point de vue sur l’humanité et sur le lieu où se situent pour de vrai le pouvoir et la révolution finale.
Au pied levé, Miyna Kaptan a remplacé le professeur d’histoire des idées. J’étais en première année de littérature française à l’université Mohamed V. Octobre 1992. Je commençais ma guerre avec la langue française pour la maîtriser complètement, définitivement, et ainsi espérer une élévation sociale plus qu’hypothétique.
Étranger à moi-même certains jours, je donnais des coups au français pour le soumettre. Et le français ne se gênait pas pour faire de même avec moi.
C’était une trahison au sens propre. Je passais à l’ennemi, à la langue du colonialisme français et des riches Marocains très arrogants et très méprisants.
Je changeais de regard ? J’oubliais le passé alors que j’y vivais encore ? Peut-être. Peut-être. Quelque chose de pas net était en train de se passer en moi. Je m’écartais de plus en plus des films égyptiens. Je renonçais de plus en plus à mes sœurs. Je croyais faire chic moi aussi en ne parlant que des auteurs français que j’étudiais avec acharnement sans tout comprendre à l’époque de leurs visions, de leur langue.
J’entrais dans le regard sur le monde, et sur des gens comme moi, des anciens indigènes, que cette langue puissante continuait de véhiculer. J’opérais un effacement délibéré. Je me regardais dans une autre langue qui ne me regardait pas. Presque pas.
J’ai vécu ainsi plusieurs années. Dans un sas. Dans l’éloignement. Réussir c’est jouer avec le pouvoir, intérioriser les images validées par le pouvoir et, bien sûr, parler la langue du pouvoir.
Pour être libre, on se ment et, heureux, on s’enfonce chaque jour un peu plus dans le mensonge.
Mais il y a eu un miracle. Et ce miracle, chaque jour, reconnaissant, je continue de lui baiser les mains. Miyna Kaptan.
Elle ne s’est pas contentée de nous enseigner l’histoire de la France au xixe siècle. Non. Durant deux ans, elle a transformé la deuxième partie de son cours en salle de cinéma. Elle ne projetait pas des films. Non. Elle nous montrait des tableaux français du xixe siècle.
Elle éteignait la lumière. Le noir dans la classe minuscule et remplie de quatre-vingts étudiants. Le noir qui prépare et annonce le miracle. On va aller loin. Un passé très lointain, très loin de nous, a priori sans aucune influence sur nous, va surgir au milieu de nous. Des Marocains. Des Arabes. Des musulmans.
Miyna Kaptan montrait Jacques-Louis David, Ingres, Gustave Courbet, Théodore Géricault, Eugène Delacroix, Manet, Monet et tant d’autres. Et elle les commentait très longuement. Des commentaires techniques, historiques et, surtout, surtout, des commentaires qui inventaient des histoires. Elle faisait entrer dans ces toiles tellement célèbres une autre histoire, nos histoires, un autre imaginaire, un autre point de vue sur le monde, sur la vie. Elle rendait ces noms très importants, trop écrasants, accessibles, familiers. Amis. Face à Eugène Delacroix, je peux me lever et dire qui je suis, d’où je viens, ce que je vis, ce que j’endure, comment le Maroc me traite, comment le roi Hassan II traite son peuple en l’ignorant et en le massacrant.
Plus qu’un cours sur la façon de regarder la peinture occidentale, française, et de la déconstruire, Miyna Kaptan nous emmenait là où il ne faut plus avoir peur, où nous étions réellement égaux : ce lien où l’être humain, fasciné, effaré, incrédule, est en train de regarder tout au fond du monde. Tout au fond de soi. Tout au fond des autres.
La réconciliation et le deuxième miracle ont eu lieu là, à ce moment-là. Les films égyptiens sont revenus. Je les regardais. Dans mes têtes, où ils n’avaient jamais disparu, je les passais et repassais au ralenti. Je les aimais de nouveau. Dans une autre magie. Dans une autre vérité, souvent mélancolique. Je comprenais enfin où je dois marcher dans le monde. Marcher et parler. Marcher et crier. Marcher en étant arabe, arabe, arabe.
Les pauvres aussi ont un point de vue et un art qui comptent et il faut toujours tout faire pour le donner à voir. L’imposer. Le faire exploser.
Ce n’est qu’une fois cette leçon bien apprise que j’ai décidé que moi aussi j’allais essayer d’écrire, de faire des films, de chercher mon style et, une fois trouvé, ne jamais y renoncer.
Mon regard. Ce qui passe à travers moi. L’origine de l’origine. Les parents très pauvres qui émigrent du bled. La grande ville, la capitale, Rabat. Qui souffrent pour nous. Qu’on humilie à cause de nous. Mon père qui nettoie les bureaux de la Bibliothèque générale de Rabat. Ma mère qui vend des choses pour nous donner à manger, nous pousser à étudier.
Ils étaient là, à côté de moi, et je ne les voyais pas.
Aujourd’hui, regarder tout au fond du monde, c’est revenir à eux, mes parents disparus, et chercher dans le passé présent la direction de leurs yeux, de leur combat. Parler leur langue. L’arabe pauvre du peuple. L’arabe des opprimés, des oubliés. Des colonisés.
Je suis le fils de M’Barka Allali et de Mohamed Taïa.
---
Né à Rabat en 1973, l’écrivain marocain Abdellah Taïa a publié aux éditions du Seuil plusieurs romans, traduits en Europe et aux États-Unis : Le Rouge du tarbouche (2005), L’Armée du salut (2006), Une mélancolie arabe (2008), Lettres à un jeune Marocain (2009), Le Jour du roi (Prix de Flore 2010), Infidèles (2012), Un pays pour mourir (2015) et Celui qui est digne d’être aimé (2017).
Il a réalisé en 2014 un premier film, L’Armée du salut (Grand prix du Festival d’Angers 2014), d’après son roman éponyme.