Passée par l’École supérieure d’art et de design de Marseille, Charlotte Khouri connaît ensuite un « black-out » dans sa vie et travaille quelque temps à Paris pour un organisme qui gère des programmes de recherche en économie. Elle se coupe du monde de l’art, ne va plus voir d’expositions, avec l’envie de « tout désaprendre ». C’était compter sans Anne Le Troter. Camarade d’études à la HEAD (Haute école d’art et de design) à Genève, l’amie de longue date lui propose de l’embarquer avec elle dans une résidence au centre d’art Le Grand Café, à Saint-Nazaire. Elles créent ensemble des pièces de « théâtre d’habitation », jouées dans des appartements, qui bientôt leur ouvrent les portes du Frac Champagne-Ardenne et du Théâtre des Amandiers, à Nanterre. Entre-temps, forte de cette aventure revigorante, Charlotte Khouri a décidé de revenir à l’art. « Je me suis permis beaucoup plus de choses parce que j’avais déconstruit avant. Cette expérience m’a fait avancer, différemment. Sans elle, je n’aurais pas pu réaliser la vidéo présentée au Salon de Montrouge [en mai 2019], d’une forte dimension théâtrale. »
Jouer la vie de bureau
Pour la résidence à La Galerie à Noisy-le-Sec, elle a en tête un projet lié à son expérience du tertiaire, cette vie de bureau à laquelle, de son propre aveu, elle n’était pas du tout préparée. « L’idée était de produire un film à partir de cette réalité, nécessitant que des acteurs jouent avec moi devant la caméra. Dans mon dossier de candidature, j’avais conçu une sorte d’appel à participation destiné à des personnes dont le quotidien est lié à un poste fixe derrière un bureau. »
La résidence à La Galerie devait s’inscrire dans le territoire de la Seine-Saint-Denis. À partir du 22 août dernier (la résidence prendra fin début avril), elle part à la rencontre d’organismes de la ville : les impôts, la mairie, les centres administratifs, quelques entreprises privées… Un post Facebook est rapidement relayé. Le casting fonctionne : six personnes la contactent pour participer au projet. Des candidatures spontanées « parfaites, correspondant au profil, avec des envies de jouer, d’assumer une posture ». Après une première prise de contact, l’artiste et ses acteurs d’un jour se rencontrent dans son atelier pour répéter, à deux reprises, un texte écrit préalablement, inspiré de sa propre expérience. Par petites touches, les échanges font évoluer les répliques, en fonction des suggestions des uns et des autres sur ce qui sonne plus ou moins juste. Le scénario s’affine, la pièce prend forme.
Reste que « l’univers de bureau était davantage un prétexte pour pouvoir créer quelque chose d’onirique, d’oriental, de nocturne ». L’une des participantes émet-elle le désir de raconter l’un de ses rêves ? La séquence est conservée dans le film. « Pour les autres, il s’agissait plutôt de s’extirper d’un quotidien. En ce sens, nous avons travaillé la dimension artistique – ce qui était le plus intéressant – plutôt que d’évoquer la réalité de la vie de bureau.
« L’univers de bureau était davantage un prétexte pour pouvoir créer quelque chose d’onirique, d’oriental, de nocturne. »
Pouvoir jouer un texte, le chanter… Les échanges ont surtout concerné le travail scénique. Le projet était de réaliser une vidéo avec ces acteurs et tout un décor, des accessoires. Je me suis inspirée d’éléments architecturaux de la ville de Noisy-le-Sec, où je me suis installée pour la durée de la résidence. L’exposition est un palier vers la vidéo. Il y a des barres de danse en baguette de pain, un bureau ministériel, on y croise des personnages historiques, de la brioche… »
Théâtrale, foisonnante, la performance filmée creuse un sillon entamé précédemment. « Il y a beaucoup de jeux de langage, on s’amuse avec les accessoires, les situations. L’univers de bureau a toujours été pour moi très exotique. Enfant, à Toulouse, mes parents allaient travailler dans ce genre d’endroit. Cela donnait lieu à de nombreuses spéculations : qu’y faisaient-ils ? L’essor du tertiaire a marqué notre génération. Depuis le lycée, c’est une sorte de fantôme très présent. Pour beaucoup, cela représentait un Graal. » Sur cet univers professionnel, Charlotte Khouri porte un regard amusé ; critique aussi. « Ce qui m’intéresse, ce sont les attitudes, les habitudes, la façon dont le quotidien est structuré. Dans le film, les lignes droites deviennent courbes, les bureaux sont des vagues. C’est un univers nocturne. La nuit, on réutilise ce qui s’est passé le jour. Les lignes peuvent bouger, c’est graphique; les corps, agencés d’une certaine manière la journée, peuvent évoluer différemment, pour contre-balancer cette réalité. »
Un voyage à plusieurs
Interrogée sur ses sources d’inspiration, elle cite volontiers Anne Le Troter, mais aussi « le travail de théâtralisation entre l’objet et la personne sur scène » de Guy de Cointet, le metteur en scène et comédien Jonathan Capdevielle ou encore, plus surprenant, Jean Yanne !
« Il avait un côté grande gueule, c’était quelqu’un de très engagé, je trouve ça fascinant. J’ai besoin de me nourrir d’autres domaines, du théâtre, du cinéma… » Que retire-t-elle finalement de cette première résidence ? « J’ai eu la chance d’être accompagnée par une très bonne équipe. Marc Bembekoff, le directeur de La Galerie, accomplit un travail remarquable. » La Galerie offre ainsi à Charlotte Khouri sa première exposition personnelle, sous la forme d’une installation immersive intitulée « Dauphins, dauphines », autour de son film Nuit majeure réalisé pendant sa résidence. « J’ai vraiment apprécié de mener à bien ce projet en collaboration avec différentes personnes, conclut-elle. Au point que je me demande si je ne vais pas continuer avec certaines d’entre elles. C’est un vrai voyage. Un voyage… “planteur” ! »
« Dauphins, dauphines. Charlotte Khouri », 25 janvier-21 mars 2020, La Galerie, centre d’art contemporain de Noisy-le-Sec, 1, rue Jean-Jaurès, 93130 Noisy-le-Sec.