Depuis la parution de La Critique d’art en France, 1850-1900 et de La Promenade du critique influent en 1990, force est de constater que les chercheurs et les musées français ont totalement bouleversé ce champ de recherche en histoire de l’art, offrant aujourd’hui une perception beaucoup plus fine du XIXe siècle, plus complexe aussi. Preuve en est la bonne place occupée par Eugène Carrière sur les cimaises, peut-être moins pour son originalité que pour la bonne presse qu’il avait de son vivant. Mesurer l’impact de ces travaux sur l’accrochage et la perception des visiteurs des musées reste pourtant une gageure.
Entre histoire du goût et histoire littéraire, un genre à part
Les expositions dédiées à la critique d’art du XIXe siècle ne sont pas une nouveauté, puisque la Bibliothèque nationale avait présenté dès 1957 « Charles Baudelaire », l’exposition organisée pour le centenaire des Fleurs du mal, mais aussi « Gustave Geffroy et l’art moderne ». Or, jusque dans les années 1990, le propos de tels événements était essentiellement circonscrit à la mise en valeur des fonds d’archives et de publications. Les textes – souvent les mêmes d’ailleurs – étaient rarement remis en perspective. Puis il y a eu Jean-Paul Bouillon, dont les recherches ont prouvé qu’il était impératif de sortir non seulement du « mythe » de l’impressionnisme, mais des mythes littéraires sur la fin du XIXe siècle en général. Dans ses articles de méthodologie, il s’est montré sévère à la fois avec l’approche traditionnelle de la fortune critique par les historiens d’art – il s’agissait le plus souvent d’une compilation simple d’extraits de textes relevant de l’histoire du goût, empêchant tout rapprochement avec les œuvres – et avec celle des historiens de la littérature, qui se focalisaient sur les grands écrivains en se préoccupant davantage de la qualité de leurs écrits que de l’impact qu’ils avaient eu de leur vivant. Pour La Promenade du critique influent. Anthologie de la critique d’art en France 1850-1900, Jean-Paul Bouillon, Nicole Dubreuil-Blondin, Antoinette Ehrard et Constance Naubert-Rieser se sont ainsi refusés à privilégier les célèbres Goncourt, Zola et Huysmans pour laisser la place aux critiques dont la position conférait parfois une plus grande aura, faisant émerger une pléthore de noms méconnus.
Ecrits inédits sur monstres sacrés de l’histoire de l’art
Le parcours de Pierre Pinchon est emblématique de cette nouvelle dynamique. Sa thèse de doctorat, publiée en 2010, portait sur un sujet littéralement exhumé par Jean-Paul Bouillon : l’écrivain, critique d’art et collectionneur Jean Dolent, que Camille Mauclair nommait le « Mallarmé de Belleville » et à qui Odilon Redon savait gré d’avoir prononcé la formule « Vivre sans bruit console de vivre sans gloire », jolie façon d’éclabousser ceux qui avaient beaucoup cherché à briller eux-mêmes plus que les artistes qu’ils défendaient.
La recherche d’excentricité géographique, sociale mais aussi littéraire des auteurs est au cœur de la démarche de Pierre Pinchon, qui n’a de cesse de s’intéresser à des textes introuvables, le plus souvent décomposés et décadents.
En travaillant d’arrache-pied sur une plume presque confidentielle, mais aussi totalement originale et décousue, Pierre Pinchon a déniché et surtout analysé quelques inédits parus dans la revue de prédilection de Dolent, Essais d’art libre. Notamment des textes de Paul Gauguin publiés à partir de 1893, l’année même de la publication du Journal de Delacroix et de la diffusion posthume de la correspondance de Vincent van Gogh dans les pages du Mercure de France. « Alors que l’œuvre du Hollandais était encore très méconnue en France, Gauguin fut forcé de constater que la diffusion d’une esthétique picturale sur la scène nouvelle des années 1890 devait désormais passer par la publication des mots de l’artiste. Ce contexte particulier le conduisit aussitôt à reprendre la plume et à se lancer dans une véritable frénésie d’écriture, soit dix textes produits en moins de deux ans, un record pour un artiste du XIXe siècle dans un intervalle aussi serré. Or, beaucoup de ces textes au sein de ce corpus ont été produits, directement et indirectement, par et pour les Essais d’art libre qui lui permirent de prendre ses distances avec Vincent et de s’inventer stratégiquement en tant qu’artiste et écrivain, le tout sous le regard bienveillant et complice de Dolent », commente Pierre Pinchon. Le titre choisi par le Grand Palais, à Paris, pour la rétrospective de 2017-2018, « Gauguin l’alchimiste », était loin d’être anodin.
La recherche d’excentricité géographique, sociale mais aussi littéraire des auteurs est depuis lors au cœur de la démarche de Pierre Pinchon, qui n’a de cesse de s’intéresser à des textes introuvables, le plus souvent décomposés et décadents, à mille lieues des principes inhérents au genre de la critique. On lui doit, entre autres, la publication du Journal d’Henry de Groux. Les dix-huit volumes manuscrits de Groult ne respectent pas même une démarche chronologique, et il n’est pas aisé de se frayer un chemin au milieu de cette multitude de formules, toutes plus farfelues les unes que les autres. Le dépouillement systémique des annonces et réclames dans les revues artistiques a certes permis à Pierre Pinchon de mettre au jour le premier témoignage sur l’œuvre d’Antoine Bourdelle, fin 1889, lors d’une exposition dans la cave de La Closerie des Lilas, la découverte et l’étude de tous les banquets « artistiques ». Mais le chercheur s’est également attelé à étudier les projections d’un savant dans la Revue des deux mondes, Jules Jamin, qui imaginait bien avant Claude Monet les recettes pour combattre le réalisme en peinture.
Une nouvelle histoire de la critique d’art à la lumière des humanités numériques ?
Le titre du colloque organisé en mai 2017 par l’École du Louvre, l’université Paris-1 Panthéon-Sorbonne et l’École nationale des chartes, « Une nouvelle histoire de la critique d’art à la lumière des humanités numériques ? », enregistrait un profond changement du champ de recherche, grâce à la politique de numérisation menée par la Bibliothèque nationale, accessible sur le site Internet Gallica. Pour Pierre Pinchon, aujourd’hui maître de conférences à l’université de Provence, dont l’une des étudiantes travaille sur Jeanne Doin, une des premières critiques, et un autre sur l’ensemble des écrits de Louis Leroy, « de nos jours, tous les outils sont en place pour que les étudiants puissent déchiffrer des pans méconnus de la critique. Ils ont non seulement accès aux sources, mais également à des instruments aussi indispensables que le Dictionnaire de la critique d’art à Paris 1890-1969 publié sous la direction de Claude Schvalberg, ainsi qu’aux Bibliographies de critiques d’art francophones. Le but même de ce formidable portail mis en ligne sur le site de Paris-1 par Marie Gispert, Catherine Méneux et Gérald Kembellec est de valoriser la recherche dans le domaine de la critique d’art et de faciliter l’accès aux documents. »
Outre la correspondance intégrale de Vincent van Gogh sur le site vangoghletters, étudiants et chercheurs peuvent également accéder, sur le site du RKD (Institut néerlandais pour l’histoire de l’art), à celle échangée entre Odilon Redon et son collectionneur néerlandais, Andries Bonger, le beau-frère de Theo van Gogh, sur laquelle travaillent Dario Gamboni, Merel van Tilburg et Pierre Pinchon. Ce dernier estime qu’« à travers ce monument de papier, Redon visait sans doute à laisser une trace, puisqu’il prend la plume pour se départir de cette aliénation de la littérature qu’il pouvait juger trop oppressante. Et il n’est pas impossible qu’il ait songé lui-même à ce que cet ensemble soit un jour publié. » Il le sera donc en 2021.