Christophe Chassol vient à peine de poser ses valises dans son duplex, niché sous les toits, dans le 2e arrondissement de Paris. Le compositeur rentre de Toulouse où il donne des cours aux étudiants de l’Institut supérieur des arts (isdaT). À son arrivée à la gare, il a fait un détour par la Fnac. Dans son panier, les Idées noires de Franquin et la dernière BD du poilant Édika, Pas d’panique! (tous deux chez Fluide Glacial). En pleine épidémie de coronavirus, voilà de saines lectures. À 44 ans, ce sosie de Jean-Michel Basquiat occupe une place à part dans le paysage musical français. Musicien pour Phoenix et Sébastien Tellier, chef d’orchestre, pianiste, producteur, auteur de musiques de film et de publicité… Son CV est aussi long qu’un solo de Miles Davis. Signé sur l’anticonformiste label Tricatel, Chassol est l’un des artistes français les plus cotés à l’étranger. Les Américains Frank Ocean et Solange Knowles (sœur de Beyoncé) ont fait appel à ses services sur leurs derniers albums.
Ultrascore
À la croisée de l’underground et de la pop, à la fois savant et populaire, artiste et artisan, le virtuose du piano Fender Rhodes avance les oreilles grandes ouvertes et sans œillères. Il collabore régulièrement avec le monde de l’art contemporain, dans lequel a gravité sa compagne, Alexandra Cohen, aujourd’hui à la tête de la coopérative culturelle Cuesta, qui mobilise l’art dans le champ social. Chassol a croisé la route de Xavier Veilhan, Peter Klasen, Mohamed Bourouissa, Sophie Calle… « Cet univers est plus aventureux et plus libre que celui de la musique, affirme cet amateur de Paul Klee et de Gerhard Richter. Je pense par exemple au mouvement Fluxus et à la composition de La Monte Young [pionnier de la musique minimaliste] : “ Tracez une ligne droite et suivez-la ”. Si un musicien peut jouer à partir de ça, c’est formidable. »
à la croisée de l’underground et de la pop, à la fois savant et populaire, artiste et artisan, le virtuose du piano Fender Rhodes avance les oreilles grandes ouvertes et sans œillères.
Formé au Conservatoire de Paris et au prestigieux Berklee College of Music, à Boston, le pianiste règne sur un territoire dont il a écrit les lois et ne cesse de redessiner les frontières, et qu’il a nommé Ultrascore. Son principe fondateur consiste à traduire en notes et en accords la parole, les sons de la nature ou les bruits du quotidien. Le musicien découpe la réalité en parcelles musicales pour en sublimer la poésie. Des vidéos documentaires piochées sur YouTube ou qu’il tourne lui-même constituent la matière première de ses mélodies. Christophe Chassol appelle ses expérimentations, commencées en 2011, des « harmonisations du réel ». « La parole est une source inépuisable de mélodies, avec des rythmiques et des intervalles que l’on n’aurait jamais imaginés. Cette technique est un terrain de jeu fantastique que Béla Bartók ou Leoš Janáček ont déjà expérimenté. J’ai vraiment découvert cette approche avec l’album Festa dos Deuses (1992) du Brésilien Hermeto Pascoal. Ensuite, j’ai entendu Different Trains (1988) de Steve Reich [dans cette pièce musicale, un quatuor à cordes associe des notes aux témoignages de survivants de la Shoah].» Ses Ultrascores prennent la forme de films-albums et s’épanouissent pleinement sur scène lors de performances où les images projetées sur l’écran dialoguent avec la partition. Magique.
Notes de Jeu
Christophe Chassol invente une musique pour et par l’image. « C’est au cinéma que j’ai connu mes plus grands chocs visuels. West Side Story, Le Bon, la Brute et le Truand, Brian De Palma, Stanley Kubrick… » Ce passionné de films d’épouvante est aussi fortement inspiré par le cinéma documentaire de Johan van der Keuken, de Chris Marker ou de Frederick Wiseman. Ses Ultrascores l’ont mené à La Nouvelle-Orléans (Nola Chérie, 2011), en Inde (Indiamore, 2013) ou sur la terre de ses défunts parents, en Martinique (Big Sun, 2015). Sa dernière création, Ludi, s’intéresse aux différentes formes du jeu. À l’origine, il y a l’épiphanie qu’a instituée la lecture, à 30 ans, du Jeu des perles de verre (1943). Dans ce roman utopique de Hermann Hesse est décrit un jeu extraordinaire réunissant toutes les sciences et tous les arts. Ludi (du nom du héros) s’ouvre avec une citation : « Les règles, l’écriture figurée et la gra-maire du jeu constituent une sorte de langue secrète extrêmement perfectionnée qui participe de plusieurs sciences et de plusieurs arts, parti-culièrement des mathématiques et de la musique. » On ne pourrait mieux résumer le syncrétisme de Christophe Chassol. Organisé selon la classification des jeux de Roger Caillois (compétition, hasard, simulacre, vertige), Ludi enchaîne une série de saynètes collectées à travers le monde. L’enthousiasmant Savana, Céline, Aya a pour point de départ une cour de récréation à Puteaux où
« Je compare mes projets à des maisons dont je dessine les plans. dans mon processus de création, je me demande toujours pourquoi je veux la construire, ce que je veux dire. »
trois filles tapent dans leurs mains en annonçant leur prénom. Les rebonds d’un ballon sur un terrain de jeux fondent une rythmique pour un solo de flûte traversière funky. Le jeu de la phrase pratiqué par trois choristes (chacun ajoute un mot à une phrase, puis la reprend dans son entier) donne naissance à un jazz saturnien. On voyage aussi dans une salle de jeux d’arcade au Japon avant de plonger d’un grand huit, prétexte à une cascade de notes décoiffante. Au fil des écoutes, Ludi s’avère une inépuisable source d’émotions et de plaisirs pour l’auditeur. À l’intérieur de la pochette, dessinée par l’illustrateur Gaëtan Brizzi, responsable, avec son frère Paul, d’une fabuleuse séquence animée dans Fantasia 2000 des studios Walt Disney, le compositeur a reproduit les schémas réalisés dans son carnet de notes. « Je compare mes projets à des maisons dont je dessine les plans. Dans mon processus de création, je me demande souvent pourquoi je veux la construire, ce que je veux dire. J’aime le suspense, mais pas les faux mystères. C’est le conseil que je donne à mes étudiants : dire clairement à quel point B ils souhaitent arriver. Si tu offres quelque chose, tu obtiens toujours autre chose en retour. Dans ma chronique hebdomadaire sur France Musique, je dévoile des techniques que j’ai mis des années à acquérir. » Humble et généreux, le philosophe Chassol a fait sienne la parole de Socrate : « Le savoir est la seule matière qui s’accroît quand on le partage. » Pour gagner, il suffit de jouer le jeu.
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Chassol, Ludi, Paris, Tricatel, 2020.