Les statues meurent aussi. Le titre du film d’Alain Resnais, Chris Marker et Ghislain Cloquet (1953) fait soudainement écho à l’actualité, qui a récemment vu des sculptures, dans l’espace public, dégradées, voire déboulonnées. Aux États-Unis, dans le sillage de la contestation portée par le mouvement Black Lives Matter après la mort de George Floyd, victime de la violence policière le 25 mai dernier à Minneapolis (Minnesota), des manifestants s’en sont pris à des monuments glorifiant, à leurs yeux, la mémoire de l’oppresseur. Des figures statufiées de généraux fédérés ont été souillées, Christophe Colomb décapité. À Bristol (Angleterre), Edward Colston, bienfaiteur de la ville, qui fit fortune avec la traite négrière, a été précipité dans les eaux du port. En Belgique, une pétition intitulée «Réparons l’histoire» a exigé le retrait par la Ville de Bruxelles de tous les monuments dédiés à Léopold II, roi des Belges connu pour avoir mis en place un régime colonial brutal au Congo. À Anvers, une statue du monarque a été dévissée de son piédestal.
Auparavant, en Martinique, des monuments à l’effigie de Victor Schœlcher ont, eux aussi, été endommagés. Le promoteur de l’abolition de l’esclavage en 1848 est accusé d’avoir été « favorable à l’indemnisation des colons ». Les louanges tressées au député blanc occulteraient les révoltes des esclaves noirs. Jean-Baptiste Colbert, instigateur du Code noir, est tout autant dans le collimateur.
« À l’américaine »
De tels actes divisent. Ceux qui mettent à terre ces symboles honnis les considèrent comme une forme de réparation, l’expression d’une légitime colère. À l’opposé, des voix s’élèvent, choquées, pour rappeler que l’on ne réécrit pas l’histoire. Vandaliser ces sculptures, qui sont aussi des œuvres d’art et du patrimoine, équivaut à vouloir faire table rase du passé en le jugeant, de manière anachronique, avec notre regard actuel. S’attaquer au bronze ou à la pierre, c’est oublier la complexité de l’histoire ; effacer ses traces, ouvrir la porte à un négationnisme futur. Enfin, d’aucuns dénoncent la menace du communautarisme, en rupture avec les valeurs de la République indivisible et laïque, et la remise en cause de l’universalisme par une racialisation « à l’américaine ».
Le président Emmanuel Macron, lors de son allocution télévisée du 14 juin, a fermement condamné ces actes : « La République n’effacera aucune trace ni aucun nom de son histoire. Elle n’oubliera aucune de ses œuvres, elle ne déboulonnera pas de statues. Nous devons plutôt lucidement regarder ensemble toute notre histoire, toutes nos mémoires, notre rapport à l’Afrique en particulier, pour bâtir un présent et un avenir possible… Avec une volonté de vérité et en aucun cas de revisiter ou de nier ce que nous sommes. » De la Révolution française à la chute des dictatures, abattre des statues n’est pas neuf. Jadis signes d’un changement de régime, ces actes revendicatifs entendent aujourd’hui faire bouger les lignes. Comment construire un présent et un avenir commun sans s’affranchir du poids d’un passé colonial, qui fait trop souvent encore le lit du racisme et de l’inégalité des chances ? Comment faire nation et rassembler à l’heure des fractures communautaires ? Un enjeu essentiel, auquel la société française doit à son tour, et urgemment, apporter des réponses. Au risque que d’autres têtes ne tombent.