Nous montrons plusieurs œuvres d’Erik Dietman à l’occasion de l’exposition anniversaire de la galerie, (jusqu’au 11 janvier). Celle-ci réunit les vingt-quatre artistes dont nous représentons le travail, ainsi qu’une dizaine d’artistes invités dont nous nous sentons proches. La famille de cœur, en somme. J’ai plus précisément choisi de mettre en lumière une sculpture d’Erik reproduisant deux chaussures d’homme en bronze, au sein desquelles sont fichées deux bougies. Il s’agit d’une œuvre contemporaine de l’installation spectaculaire intitulée Le Proverbe turc, composée de quarante paires de chaussures et de quatre-vingts bougies. Elle a récemment été exposée au Petit Palais, à Paris, dans le cadre de la Fiac, sur une proposition de Rebecca Lamarche-Vadel. Deux mois plus tard, on nous en parle encore, à moi comme à ma fille Marion [élue présidente du Comité professionnel des galeries d’art le 17 décembre], qui dirige la galerie à mes côtés depuis 2007. Il faut dire qu’elle n’a, à mon sens, jamais été aussi bien montrée, et qu’elle prend aujourd’hui une résonance singulière.
Le Proverbe turc résonne incidemment avec l’actualité. Cela révèle à quel point les artistes sont des personnes qui peuvent avoir une sensibilité extrême, une acuité qui parfois les dépasse.
Du rêve à la réaLité
Une première version du Proverbe turc a existé en 1998 avec de vraies chaussures et bougies. Pour d’évidentes raisons de sécurité, cette présentation serait aujourd’hui impensable dans un lieu public. Erik a ensuite réalisé la variante que nous connaissons, avec des chaussures en bronze. C’est à cette époque qu’il a produit quelques paires isolées, plus faciles à vendre, pour financer les coûts conséquents de fabrication de l’installation : nous parlons tout de même de quatre-vingts bronzes ! Depuis, les bougies en cire ont été remplacées par des bougies électriques. Pour la petite histoire, la dernière fois que nous avons montré l’œuvre à la galerie, en 2012, nous avions décidé d’utiliser d’authentiques bougies. Nous avons dû tout repeindre ensuite !
À propos de cette œuvre, Erik racontait être parti d’un rêve qu’il aurait fait autour d’une légende turque. Sa compréhension est à mettre en lien avec un service que la plupart des hôtels avaient coutume de proposer : à l’époque, les clients pouvaient déposer leur paire de chaussures devant leur chambre pour qu’elle soit cirée dans la nuit. Or, selon la légende relatée par Erik, le fait de retrouver ses chaussures avec des bougies allumées signifiait que l’on était devenu indésirable !
De fait, Le Proverbe turc renvoie ainsi à tout un pan de son histoire personnelle. Né en Suède en 1937, il arrive en France en 1959, à 22 ans. Être un étranger l’a accompagné toute sa vie, il a toujours été quelqu’un de déplacé. Ce n’était pas négatif, mais présent dans la manière dont les gens lui parlaient; il a parfois eu le sentiment d’être regardé comme un objet de curiosité. Telle est, selon moi, la signification de ce proverbe turc – qu’il ait réellement fait ce rêve ou non, d’ailleurs.
Écho politique
Dans le contexte actuel, montrer cette œuvre prend un tour particulier. Bien sûr, Erik n’a jamais été contraint d’émigrer, puisqu’il s’agissait d’un choix personnel pour échapper au service militaire. Mais, face à une œuvre, nous sommes tout à fait libres d’associer différentes approches. Erik aurait certainement été sensible à ce qu’il se passe aujourd’hui dans le monde. Il ne s’est jamais intéressé plus que cela à la politique, mais il lisait la presse, écoutait les informations, et l’actualité s’est parfois immiscée dans son travail par divers biais. Je pense notamment au grand dessin Kosovo (1990-2000). C’est une œuvre d’une forte violence : le sang coule de la bouche d’une mère, son nourrisson a une tête de mort. Dans cette perspective, je peux dire que Le Proverbe turc résonne incidemment avec l’actualité. Cela révèle à quel point les artistes sont des personnes qui peuvent avoir une sensibilité extrême, une acuité qui parfois les dépasse. C’est une pièce qui nous va bien, à Marion et moi. Elle offre une satisfaction visuelle, ce qui compte beaucoup pour nous. Dans mon approche générale des œuvres, j’apprécie qu’il y ait quelque chose à voir. Depuis l’ouverture de la galerie en 1989, je pense que nous avons toujours eu deux catégories d’artistes : ceux qui produisent dans une forme de profusion ou d’abondance, et ceux qui penchent davantage vers l’épure. Le lien évident, entre tous, c’est la poésie et l’humour.
Nous commençons à avoir le recul nécessaire pour comprendre qu’Erik Dietman était précurseur sur un certain nombre de sujets. Plusieurs de ses étudiants aux Beaux-arts de paris sont aujourd’hui des artistes établis.
Héritage
Les relations avec les artistes sont essentielles dans notre galerie et durent en général très longtemps. J’ai rencontré Erik Dietman, Hreinn Friðfinnssonn et Dieter Roth quand je travaillais pour la galerie Bama [Paris], que j’ai codirigée jusqu’en 1986. De nombreux artistes m’ont suivie lorsque j’ai fondé ma propre galerie. Évidemment, Erik a une place à part, car j’ai vécu avec lui pendant une vingtaine d’années, jusqu’à sa mort en 2002. Je suis son ayant droit. Nous avons le désir de nous atteler à son catalogue raisonné, mais la tâche est immense. C’est un artiste qui a été extrêmement prolifique. Récemment, il y a eu une succession de projets qui ont donné une belle visibilité à son travail. Lors de sa dernière exposition personnelle, nous avons presque trop vendu… Nous commençons à avoir le recul nécessaire pour comprendre qu’il était précurseur sur un certain nombre de sujets. Plusieurs de ses étudiants aux Beaux-Arts de Paris – comme Elsa Sahal, que nous représentons depuis sa sortie de l’École, il y a bientôt vingt ans – sont aujourd’hui des artistes établis. Pour moi, il serait impensable d’exercer ce métier sans affects. Il m’est arrivé une fois de présenter l’œuvre d’un artiste, au sein d’une exposition collective, sans pouvoir le rencontrer. Cela m’a extrêmement déplu. Sans feeling, c’est compliqué, même si l’on apprécie le travail. La relation humaine est fondamentale. Elle est même indispensable.