Comme le rappelle la philosophe Geneviève Fraisse (La Suite de l’histoire, Seuil, 2019) après Louise Bourgeois, « […], il faut savoir remonter le temps. Remonter le temps, c’est indiquer des provenances, des lieux antérieurs, anciens qui font sens; ou plutôt non, qui font signe. Ces lieux ne sont pas des points d’origine, des lieux de commencement, simplement des points de repère nécessaires parce que pertinents. Désigner la provenance permet de se fabriquer une lignée. Ce que j’aime dans l’idée de lignée, c’est le désir qu’elle porte de s’adosser à l’Histoire, avec un sentiment d’appartenance au monde. » Cette histoire, celle des arts, des idées, des luttes aussi, peut parfois se fonder sur une histoire familiale. Callisto Mc Nulty, réalisatrice de films documentaires, rend ainsi hommage à sa grand-mère, la vidéaste Carole Roussopoulos (1945-2009), à travers le récit de son amitié créative avec Delphine Seyrig (1932-1990).
virulentes et drôles, ces émancipatrices complices font se croiser audaces politiques et expérimentations esthétiques.
À la faveur d’un film au montage acéré, quoique étonnamment joyeux, est révélé un pan méconnu de la carrière de l’actrice. Celle qui fut dirigée par Jacques Demy, Alain Resnais, François Truffaut ou encore Chantal Akerman, Marguerite Duras et Liliane de Kermadec, passe de l’autre côté de la caméra dès 1974. Elle prend la direction d’œuvres filmées militantes, notamment dans le cadre de son engagement aux côtés du Mouvement de libération des femmes (MLF). Dans ce portrait collectif, on apprend également que Carole Roussopoulos fut une pionnière, en France, de la technologie vidéo et de son usage militant. À la fin des années 1960, elle fait l’acquisition précoce – juste après Jean-Luc Godard, acheteur précurseur de l’Hexagone –du premier modèle de caméra portative autonome disponible pour le grand public, le fameux Portapak de Sony. Elle anime sans relâche des stages d’apprentissage destinés à toutes celles qui le souhaitent, dont Delphine Seyrig qui s’initie au médium et rencontre sa future collaboratrice. En 1982, celles-ci fondent, avec Ioana Wieder, le Centre audiovisuel Simone de Beauvoir, toujours en activité et consacré à la préservation, la production et la diffusion du patrimoine audiovisuel des femmes. Désireuses de prendre la parole – et de la partager – sans passer par l’intermédiaire d’un cinéaste, journaliste ou autre porte-parole, ces « insoumuses », pour reprendre le mot-valise choisi par ses membres afin de désigner leur association féministe, Roussopoulos et Seyrig se saisissent du nouvel outil de communication, aussi maniable qu’abordable, comme vecteur privilégié de leurs revendications. Virulentes et drôles, ces émancipatrices complices font se croiser audaces politiques et expérimentations esthétiques pour mieux lutter contre les stéréotypes sexistes au cinéma (Sois belle et tais-toi, 1976-1981), l’aliénation au travail, quel qu’il soit – elles soutiennent la cause des ouvrières et des prostituées –, et les méfaits du patriarcat en général (Maso et miso vont en bateau, 1976). Autant de thèmes qui continuent aujourd’hui de réclamer notre vigilance à toutes et à tous.
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Callisto Mc Nulty, Delphine et Carole, Insoumuses, 2018, disponible sur arte.tv « Insoumuses : Delphine Seyrig et les collectifs vidéo féministes en France dans les années 1970-1980 »
25 septembre 2019 - 27 juillet 2020, Museo Nacional Centro de Arte Reina Sofia, Calle Santa Isabel, 52, 28012 Madrid, Espagne.