L’histoire de l’art n’a-t-elle jamais été que l’histoire de son exposition ? La formule, en dépit de son aspect rhétorique, sous-tend l’émergence relativement récente de l’histoire des expositions comme objet d’étude à part entière, mais aussi la question de savoir si celui-ci délimite un champ disciplinaire en soi ou constitue une sous-catégorie de l’histoire de l’art elle-même. Comme l’atteste la multiplication, depuis une quinzaine d’années, de publications, collections spécialisées, programmes de recherche et cursus universitaires spécifiques, l’essor de l’histoire des expositions promet une histoire sociale de l’art, c’est-à-dire l’analyse de son articulation avec les conditions matérielles et institutionnelles de sa production, de sorte que les expositions sont désormais des lieux, complémentaires au livre, où s’écrit l’histoire de l’art.
Il en va de même pour la production artistique contemporaine. L’accent mis sur les modalités de monstration des œuvres révèle l’exposition en tant que site à partir duquel l’espace de l’art entreprend l’archéologie réflexive de ses propres infrastructures historiques et institutionnelles. Aussi l’exposition semble-t-elle occuper une position hégémonique parmi les réflexions contemporaines sur la désignation ontologique « art », au point que l’art contemporain désigne peut-être aujourd’hui essentiellement une forme privilégiée, celle de son exposition.
L’exposition apparaît ainsi comme un lieu favorable à l’esquisse d’un concept critique de l’art contemporain, car elle constitue une ressource centrale pour son élaboration historique et critique. Cependant, sans doute sous l’effet de l’influence des « études matérielles » en France ou du display art history anglo-saxon, la façon dont s’écrit majoritairement l’histoire des expositions se limite le plus souvent à la narration des événements institutionnels ayant marqué l’histoire des formes culturelles : enracinée dans l’ancien champ disciplinaire de l’histoire des collections (lui-même historiquement coextensif avec la naissance du musée moderne), celle-ci se penche désormais sur ses formes et agents actuels (biennales internationales, commissaires d’expositions et artistes). Bien que d’importants ouvrages aient été consacrés au sujet, l’histoire de l’exposition comme site théorique à part entière, écrite non tant par le biais de son développement institutionnel que de sa fonction conceptuelle et esthétique, nous fait encore en partie défaut. C’est à cette lacune que la présente recherche propose de répondre.
Bien que d’importants ouvrages aient été consacrés au sujet, l’histoire de l’exposition comme site théorique à part entière nous fait encore en partie défaut.
La dialectique spatiale de l'art exposé
Au croisement de l’histoire de l’art et de la théorie esthétique, cette recherche propose de saisir le déploiement de la relation entre les œuvres et leur espace d’exposition à travers l’histoire de l’art moderne et postmoderne, ainsi que le rôle joué par cette relation dans les transformations historiques de l’ontologie de l’art. L’avènement de l’exposition comme une forme à part entière au cours du XXe siècle n’est plus à démontrer. De l’introduction par Marcel Duchamp de ce que l’on pourrait nommer un « paradigme curatorial » (à savoir la transgression simultanée et symétrique des limites « internes » de l’objet d’art et de celles fixant les contours « externes » du concept d’art) au format contemporain de l’installation (où ces contours coïncident matériellement), en passant par les pratiques post conceptuelles telles que la critique institutionnelle (manipulant les circonstances sociales et idéologiques matérialisées par l’espace d’exposition comme matériau de l’œuvre), la solidarité entre le support matériel de l’expérience de l’art (l’espace de la galerie) et les transformations historiques dans l’ontologie de l’œuvre est devenue une réalité manifeste et sensible.
Ce projet de recherche émet l’hypothèse que les pratiques artistiques modernes institutionnalisées se sont déployées historiquement selon une dialectique spatiale qui a polarisé l’expérience esthétique entre l’œuvre d’art et son espace de présentation, si bien que l’histoire de l’art moderne et postmoderne peut être considérée comme celle d’un entrelacement croissant entre deux échelles : l’échelle micro de l’œuvre et l’échelle macro de l’espace d’exposition. La solidarité croissante entre ces deux échelles et leur conditionnement mutuel ont historiquement engendré la forme-exposition en tant qu’espace d’élucidation de l’ontologie de l’art. Aussi est-ce la quête permanente de formes productives de cette dualité qui, à travers le modernisme, a entraîné une spatialité plus étendue des œuvres et conduit l’art à un processus continu d’excavation de son propre espace d’exposition.
La « forme-exposition » comme site conceptuel de l'art
La dialectique spatiale qui anime l’art exposé montre simplement combien, à travers le XXe siècle critique, l’institution de l’art, en se confrontant à ses formats d’exposition, est devenue de manière croissante son propre matériau, faisant de l’exposition son mode privilégié de réflexion critique sur le concept générique d’art. La pratique de l’exposition s’est historiquement superposée aux controverses qui ont émaillé l’interrogation moderne sur l’identité de l’art, semblant désormais être à la fois la forme artistique et le dispositif institutionnel de cette interrogation.
L’exposition doit donc être considérée comme constitutive du concept d’art dont nous héritons, et comme sa médiation historique continue : son site conceptuel. En d’autres termes, dans la droite ligne de l’intuition de Walter Benjamin cristallisée dans le concept de « valeur d’exposition » (« Ausstellungswert »), il s’agit de montrer que le concept d’art sur lequel reposent les pratiques artistiques contemporaines n’est pas une catégorie historique préexistant à son exposition, mais lui est historiquement et ontologiquement coextensif.
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Vincent Normand rédige actuellement une thèse de doctorat à l’École des hautes études en sciences sociales sous la direction d’Anne Lafont, sous le titre provisoire de « Complexes d’exposition : une histoire transdisciplinaire de l’exposition comme dispositif médiatique de la modernité ». Il a récemment publié, avec Tristan Garcia, l’ouvrage collectif Theater, Garden, Bestiary: A Materialist History of Exhibitions (Sternberg Press/ECAL, 2019).