Elle adorait ce tableau depuis son enfance : une vibrante Vierge à l’enfant du XVe siècle du peintre florentin Jacopo del Sellaio, dont sa mère a hérité avant qu’il ne soit spolié à sa famille juive par les autorités allemandes en France en 1942. Grete Unger Heinz est soulagée de l’avoir vue réapparaître dans la collection de la Fondation Cerruti, une maison-musée gérée par le musée d’art contemporain Castello di Rivoli, près deTurin. La fondation va la dédommager ainsi que ses cohéritiers pour ce tableau longtemps disparu. L’accord de restitution a été annoncé mercredi 29 juillet par le Holocaust Claims Processing Office (HCPO), à New York.
« À presque 93 ans, j’avais perdu l’espoir que cette peinture de la Renaissance italienne bien-aimée appartenant à mes parents ressurgisse un jour », confie Grete Unger Heinz, qui vit à Carmel, en Californie. Elle se dit satisfaite non seulement que la fondation a conclu un accord « équitable » avec les héritiers de ses parents, Anna Arens Unger et Friedrich Unger, y ajoutant un historique complet de la provenance de la peinture, « mais aussi que je pourrais revoir l’œuvre elle-même au Castello di Rivoli de mon vivant ». « Mon premier souvenir se situe dans la salle à manger de l’appartement de mes parents [à Vienne] », se souvient-elle à propos du tableau, dont le titre complet est Vierge à l’enfant avec le jeune Saint Jean et deux anges. « Comme je déjeunais dans cette salle à manger presque tous les jours et que j’étais assise en diagonale en face de ce grand tableau, j’y étais exposée quotidiennement et je pouvais le contempler pendant les repas, poursuit-elle. Ce qui m’a le plus frappé, ce sont les couleurs exquises du manteau et de la robe de la Madone. Je n’avais jamais vu de telles couleurs dans aucune des peintures qui m’avaient été montrées au Kunsthistorisches Museum de Vienne, où j’avais été amenée occasionnellement. La beauté du visage de la Vierge et de Saint Jean est également restée dans ma mémoire. » L’œuvre est datée entre 1480 et 1485.
GUSTAV ARENS AVAIT ACQUIS LE TABLEAU À VIENNE EN 1936
Le HCPO, qui fait partie du Département des services financiers de l’État de New York, affirme qu’il a également négocié une indemnité pour les héritiers Unger concernant deux autres peintures de maîtres anciens spoliées dans la collection de la famille et qui n’ont jamais refait surface : La Sainte Famille du Tintoret et Scène dans une ferme hollandaise de Pieter de Bloot, qui, comme la Vierge à l’enfant, appartenaient également à l’origine au père d’Anna Arens Unger, Gustav Arens, un homme d’affaires et collectionneur juif viennois.
Le HCPO affirme avoir déposé avec succès des requêtes pour ces deux œuvres auprès de la Commission pour l’indemnisation des victimes de spoliations (CIVS) intervenues du fait des législations antisémites en vigueur pendant l’Occupation dans l’Hexagone, un organisme gouvernemental français qui gère les réclamations présentées par les victimes ou leurs héritiers. Le montant du dédommagement pour les trois peintures n’a pas été rendu public. Carolyn Christov-Bakargiev, la directrice du Castello di Rivoli et de la Fondation Cerruti, affirme que sur la base d’une estimation de Christie’s, l’indemnité pour la Vierge à l’enfant sera payée en trois versements avec des fonds apportés à la fondation par l’industriel et collectionneur Francesco Federico Cerruti, décédé en 2015.
LE TABLEAU EST RÉAPPARU SUR LE MARCHÉ DANS UNE GALERIE DE LUCERNE EN 1974 AVANTD’ÊTRE VENDU AUX ENCHÈRES CHEZ CHRISTIE’S À LONDRES EN 1985
Gustav Arens avait initialement acquis le tableau de Jacopo del Sellaio dans une galerie de Vienne en 1936. Il est décédé la même année. Anna Arens Unger, sa fille aînée, en a hérité. Après l’annexion de l’Autriche par l’Allemagne, son mari et elle ont été persécutés par les nazis qui ont saisi toute leur collection de peintures. La famille a récupéré ces œuvres après avoir payé une rançon et a fui en 1938 pour la France. Les peintures ont été conservées dans un entrepôt douanier à Paris, avant que la famille n’émigre aux États-Unis en 1939. Ils ont ensuite essayé en vain de se faire expédier leurs tableaux, qui ont été spoliés par les Allemands en 1942.
Les Unger ont récupéré nombre de leurs peintures après la Seconde Guerre mondiale avec l’aide des forces militaires américaines, mais le tableau de Jacopo del Sellaio est resté introuvable, au grand regret de leur plus jeune fille, Grete. Cette dernière souligne que son père a passé les neuf dernières années de sa vie, entre la fin de la Seconde Guerre mondiale et sa mort en 1954, à essayer de retrouver la trace du tableau florentin, pour lequel un avis de recherche avait été lancé par une agence internationale de police spécialisée dans l’art et qui figurait sur une liste officielle française des œuvres spoliées par les nazis. Après la mort de son père, sa mère a continué à le chercher pendant dix autres années et a finalement abandonné vers le milieu des années 1960, ajoute-t-elle.
Les recherches menées par le Castello di Rivoli montrent qu’il est réapparu sur le marché dans une galerie de Lucerne (Suisse) en 1974 avant d’être vendu aux enchères chez Christie’s à Londres en 1985. En 1987, Cerruti l’a acquis auprès d’un marchand d’art italien. Après sa mort, sa collection a été confiée en 2017 au Castello di Rivoli, qui a entamé des recherches sur toutes les œuvres en vue de les répertorier dans un catalogue. Selon Carolyn Christov-Bakargiev, les recherches de provenance les ont finalement conduits à la National Archives and Records Administration à Washington, qui possède des dossiers de réclamations déposées en 1945-1946. Un collègue spécialisé dans la recherche de provenance a également découvert une image du Jacopo del Sellaio dans la base de données du HCPO.
En 2018, dit-elle, la Fondation Cerruti a pris contact avec le HCPO à New York et donc avec les héritiers, identifiés comme étant Grete Unger Heinz et les trois enfants de sa sœur. Les négociations ont commencé et un accord « à l’amiable » a été conclu au début de cette année pour les indemniser, tout en conservant le tableau dans la collection Cerruti, exposée dans une villa à quelques pas du Castello di Rivoli, ajoute Carolyn Christov-Bakargiev.
EN 2018, LA FONDATION CERRUTI APRIS CONTACT AVEC LE HCPO À NEW YORK
Grete Unger Heinz rappelle qu’après la mort de sa mère en 1994, elle avait été informée par le Art Lost Register en 1999 que le tableau avait été vendu chez Christie’s à un marchand d’art italien. « Quand je suis allée à Londres cette année-là, Christie’s m’a totalement refoulée alors que je cherchais à me renseigner sur le tableau, ajoute-t-elle. Selon les juristes américains, il n’y avait aucun moyen de faire quoi que ce soit contre les peintures spoliées qui se trouvaient en Italie. J’ai donc renoncé à tout effort supplémentaire pour récupérer cette peinture, qui m’était la plus chère parmi celles de la collection de mes parents. »
Dans un communiqué, la maison de ventes a fait la déclaration suivante : « Christie’s s’engage à favoriser des procédures claires et transparentes concernant les problèmes de provenance et les revendications de propriété datant de l’époque nazie (1933-1945), y compris en prenant des mesures raisonnables et appropriées pour empêcher les objets volés de circuler sur le marché de l’art. Nous avons également été à l’avant-garde du développement des meilleures pratiques sur le marché et avons été actifs, parvenant à identifier des centaines d’œuvres d’art problématiques au fil des ans. Nous avons été proactifs et avons en pratique aidé les collectionneurs et les demandeurs à parvenir à des résolutions de réclamations équitables et à l’amiable. » Au moment de la vente en 1985, cependant, ajoute la maison de ventes, « les bases de données de référence, les registres et les documents numérisés nécessaires à une recherche approfondie sur la restitution n’existaient pas encore ».
AUCUNE SOMME D’ARGENT NE PEUT COMPENSER LES PERSÉCUTIONS DU PASSÉ, MAIS CES ACCORDS PERMETTENT DE RENDRE JUSTICE ET DE CLORE LE DOSSIER
Carolyn Christov-Bakargiev indique que le musée a envoyé une reproduction photographique à l’échelle un de la Vierge à l’enfant à Grete Unger Heinz et des images demi-format aux trois autres héritiers. Et d’ajouter qu’elle est « extrêmement heureuse » que la recherche de provenance et l’aide du HPCO aient aidé à résoudre une revendication liée à l’Holocauste remontant à plusieurs décennies. « Cette œuvre de Jacopo del Sellaio, tant aimée de ses propriétaires d’origine, ainsi que de M.Francesco Federico Cerruti, qui l’a acquise en 1987 sans connaître son passé trouble, a enfin trouvé la paix », affirme-t-elle à propos du tableau, aujourd’hui accroché dans la chambre de la tour de la villa. « Aucune somme d’argent ne peut compenser les persécutions du passé, mais nous espérons que ces accords permettent de rendre justice et de clore le dossier », a déclaré Linda A. Lacewell, surintendante du Département des services financiers de l’État de New York.