Arrêt sur image : le Portrait de Baldassare Castiglione de Raphaël, prêté par le musée du Louvre aux Scuderie del Quirinale, plongé dans le noir, à Rome. Des musées clos, subitement désertés, des expositions à moitié décrochées ou à moitié accrochées; d’autres privées de visiteurs à peine inaugurées; des galeries vides; dans les réserves, des caisses pleines, tout juste arrivées ou en attente d’un hypothétique départ. La vie des musées s’est brutalement figée lorsqu’une grande partie du monde s’est retrouvée confinée en raison de la pandémie de Covid-19. Passé la sidération et l’inquiétude des premiers moments, des voix se sont élevées, usant parfois d’un ton prophétique, pour annoncer un « monde d’après » plus vertueux : arrêter la course à l’exposition dans laquelle les musées se sont, depuis quelques dizaines d’années, jetés à corps perdu, renoncer à la concurrence acharnée à laquelle se livrent les grandes institutions, mettre fin aux incessants mouvements d’œuvres, alors que des centaines d’entre elles se retrouvent bloquées aux quatre coins de la planète. Bref, en revenir au permanent, à la collection, et ne pas la sacrifier à l’événement.
« Jouer de la complémentarité entre les institutions, les plus grandes et les plus petites, serait une nécessité. »
Et voilà que les musées ouvrent à nouveau. Dans quelques jours, le Baldassare Castiglione pourra enfin – et heureusement ! – être admiré par les visiteurs des Scuderie à Rome. Les critiques de l’exposition comme phénomène sont toujours aussi virulentes, toujours aussi intenses, mais, dans la pratique, les annulations sont rares. Les courriers arrivent, de plus en plus nombreux, pour demander le report des expositions rendues impossibles par le confinement ou la fermeture des frontières, et des expositions nouvelles s’annoncent. Si, à l’automne 2020, l’offre se trouve réduite, car il faut faire « repartir la machine », dès le printemps 2021, les plannings explosent.
Aux théories sur « le monde d’après » succède de fait quelque chose de plus tangible : « le monde de maintenant ». Malgré les difficultés de tous ordres, actuelles et à venir, malgré l’explosion probable des coûts d’assurance, de transport, de production, etc., malgré les problèmes de circulation des hommes et des objets, est-il si différent du « monde d’hier » ? Les incertitudes économiques et sociales sont bien entendu incroyablement lourdes; la situation est pleine de paradoxes inquiétants, mais la vie tend à reprendre son cours.
Entre concurrence et coopération
En dépit de ses effets dévastateurs, la crise du Covid-19 a moins bouleversé les choses qu’elle ne les a cristallisées, mettant en évidence la surchauffe qui affecte depuis des années « le système des expositions » et qui a conduit à une perte de sens. On a ainsi observé à la fois une saturation de l’offre et une concentration autour de « grands noms », susceptibles d’attirer toujours plus de visiteurs, vendus comme des marques et parfois « dopés » par des années de célébration, générant une économie de la surenchère. Au sommet du palmarès pour l’art ancien dominent, de loin, les noms du Caravage et, bien sûr, de Léonard de Vinci. Ce phénomène de branding s’affiche décomplexé – de plus en plus – dans les accumulations de patronymes qui constituent les titres. On en arrive parfois à de véritables cadavres exquis qui auraient plu aux surréalistes, comme à Vicence (Italie) en 2015 : « Tutankhamon, Caravaggio, Van Gogh. La sera e i notturni dagli Egizi al Novecento ».
Difficile dès lors de distinguer le bon grain de l’ivraie, particulièrement lorsque lesdites expositions ne présentent pas d’œuvres certifiées de ces artistes bankable qu’elles affirment promouvoir, voire pas d’œuvres du tout, quand le virtuel prétend remplacer la « présence réelle », comme l’illustre « Caravaggio Experience » à Rome en 2016. Dans cette jungle, les institutions, des plus grandes aux plus petites, n’hésitent pas à se livrer des guerres autour des sujets porteurs, afin d’obtenir les prêts – on ne compte plus les expositions Rembrandt qui jalonneront l’année 2021 –, et tentent de décrocher le titre de « L’exposition », avec un L majuscule.
On a bien souvent tendance à privilégier la rivalité sur la complémentarité. Aussi saluera-t-on les collaborations fructueuses, à l’instar de celle entre le Louvre et le château de Chantilly autour de Léonard de Vinci ou, par-delà toutes les péripéties, de l’accord finalement trouvé entre la France et l’Italie autour de Léonard de Vinci et de Raphaël. Jouer de la complémentarité entre les institutions, les plus grandes et les plus petites, tant en France qu’à l’échelle internationale et, en premier lieu, au sein de l’Europe, serait une nécessité, au moment où elles-mêmes subissent la concurrence, non seulement de fondations disposant de moyens sans commune mesure, mais aussi de sociétés d’ingénierie culturelle.
Tirer les leçons de la pandémie
Un flou s’est installé sur la définition même de ce qu’est une exposition, sur ses fonctions et ses objectifs. Là est le problème. L’histoire de l’exposition, relativement courte, facilite d’autant la remise en cause de son utilité et du besoin que nous en avons. Les différents reproches et critiques adressés aujourd’hui à l’exposition « en général » reposent sur l’idée qu’elle basculerait ou aurait déjà basculé du côté de l’entertainment et du show; elle se rêverait dorénavant essentiellement sous les auspices du blockbuster, alors qu’elle a pu être, par le passé, conçue comme une source originale et inventive de sens au service des œuvres. On ne saurait se voiler la face : l’exigence de rentabilité en termes économiques et d’image y prend une part qui est souvent loin d’être négligeable.
Cependant, brandir systématiquement l’épouvantail du blockbuster revient à installer dans les esprits l’obligation de condamner toute exposition dès lors qu’elle assume une certaine ampleur. Or, il ne faudrait pas jeter le bébé avec l’eau du bain. Le quantitatif et la publicité qui y est liée ne devraient pas jeter l’opprobre sur le principe même de l’exposition. Distinguer les petites expositions vertueuses, liées aux collections, des grandes expositions « spectaculaires », qui absorbent toutes les énergies et tous les moyens d’un musée, déclenche l’invocation quasi rituelle d’un « retour aux fondamentaux ». N’est-ce pas trop facile, voire inadéquat ? N’y a-t-il pas là une manière de masquer, à peu de frais, que l’argent manquera et ce, de plus en plus, en raison des conséquences du Covid-19 ?
Si, de la crise sanitaire actuelle, peuvent émerger des enseignements positifs – et il y en aura –, nous sommes dans la nécessité de repenser ce qu’est une exposition, ce à quoi elle sert, ce que nous voulons d’elle et pour qui. Déplacer des œuvres n’est pas anodin et comporte des risques. Ils doivent être mesurés à l’aune des bénéfices pour le public et pour la science qu’offre un rassemblement temporaire exceptionnel d’œuvres, construit sur des hypothèses novatrices. Il est temps de s’interroger sur les relations et la place respective de l’œuvre, du commissaire et du public dans la modalité qu’est l’exposition.