Lorsqu’il entend pour la première fois Pierre Garcia, l’auteur du Métier de peintre. Abrégé d’atelier (Dessain et Tolra, 1990), lui raconter ce « métier », Pierre Étienne se sent tout à fait chez lui. « L’atelier qu’il décrivait lors de son cours à l’école d’art et de communication où j’étudiais ressemblait beaucoup à la cave de la pharmacie de ma mère, à Montluçon, où je jouais enfant avec les fioles qui traînaient là depuis des lustres. Le monde du peintre, avec ses odeurs de colle et ses broyages de pigments, y ressemblait trait pour trait. Ma mère exerçait le métier de pharmacienne au sens apothicaire du terme, et j’avais une sensibilité pour le laboratoire des préparations, des potions, des baumes… Au fond, tout est une affaire d’alchimie. »
Un travail d’enquêteur
Face à une toile, quand certains ne voient que la touche du peintre, d’autres ont l’« œil » pour identifier en une fraction de seconde le sens de la lumière d’un Georges de La Tour ou d’un François-André Vincent. Pierre Étienne est de ceux-là, évoquant l’intelligence des glacis, la lumière qui pénètre les différentes couches du millefeuille constituant un tableau ancien ou les petites gouttes grâce auxquelles Canaletto donne vie à ses personnages… « Je suis extraordinairement myope, et c’est un véritable atout pour moi. Je vois très bien de près l’écriture d’un tableau. Je lis les blancs et les couleurs singulières d’un artiste qui révèle son métier d’artisan peintre. » Face au tableau de Jean-Baptiste Oudry qu’il vient de découvrir, Pierre Étienne dit avoir reconnu la saveur de ses noirs aux vibrations si particulières et, surtout, le bleu « Oudry » sur le plumage de la perdrix – « une invention formidable qui permet de déceler le vrai artiste, le créateur qui donne de lui dans ses couleurs ». Pierre Étienne est aussi de ceux qui retournent tout de suite les tableaux et qui n’aiment rien tant que « la beauté d’un châssis d’origine, d’un tissage de toile ou d’un cadre ancien ». En somme, il s’attache moins à l’image qu’à l’objet.
Ce spécialiste du peintre du XVIIIe siècle Nicolas-Bernard Lépicié refuse net de se définir comme un historien d’art. « Je ne suis pas assez livresque, studieux et scientifique pour cela. Je me décris souvent comme un généraliste car, juridiquement, le métier d’expert consiste à orienter vers les bons spécialistes. Au fond, je pose un diagnostic sur un patient qui ne parle pas. Au Cabinet Turquin, où je suis entré à 23 ans, j’ai découvert que ce travail d’enquêteur avait beaucoup de similitudes avec celui de médecin, que mon père exerçait. » À ceci près peut-être que, dans l’esprit de Pierre Étienne, la profession est inintéressante en cavalier seul, puisque partager ses incertitudes et ses doutes participe à sa richesse. « Pour avoir éventuellement une conviction, il faut commencer par poser une question, puis une autre, puis… Face à une nature morte française du XVIIe siècle, je me demande d’emblée : et si elle était italienne ? ou hollandaise ? Après avoir fait le tour de ces questions, je reviens à mon hypothèse première, la française, qui semble bien la bonne. L’expertise, c’est douter de son jugement pour mieux le faire valoir, le contredire pour mieux le défendre. La réponse est devant nous – l’œuvre –, elle est aussi en nous et autour de nous, car c’est une réponse collective.»
L’expertise, c’est douter de son jugement pour mieux le faire valoir, le contredire pour mieux le défendre. La réponse est devant nous – l’œuvre –, elle est aussi en nous et autour de nous, car c’est une réponse collective.
À son arrivée chez Sotheby’s, où il prend la tête du département des Tableaux anciens en 2007, Pierre Étienne rencontre Guillaume Cerutti et François de Poortere. « Nous étions faits pour être amis. François ne serait jamais tombé dans l’art ancien s’il n’était pas un ultrasensible, mais ce n’est pas un poète – je le suis beaucoup plus. À un certain moment, il a besoin de concrétiser une affaire et me pousse à le faire. Je suis en quelque sorte son négatif. C’est un peu Laurel et Hardy…» s’amuse-t-il, tout en reconnaissant échanger avec son alter ego new-yorkais entre une et dix fois par jour. D’ailleurs, quand Guillaume Cerutti et François de Poortere quittent Sotheby’s pour Christie’s, Pierre Étienne ne tarde pas à les rejoindre. « Je suis allé avenue Matignon à cause du rapport humain que j’avais avec Guillaume, il fallait que cette force-là se reconstitue. L’amitié, c’est absolument essentiel. Néanmoins, le travail peut détruire une amitié si celle-ci n’est pas doublée de la confiance et, dans ce métier, l’une ne va pas sans l’autre. J’aime travailler avec François ou Astrid [Astrid Centner, qu’il a connue au Cabinet Turquin, puis retrouvée chez Sotheby’s et qui l’a rejoint chez Christie’s, où elle dirige le département Tableaux anciens et du XIXe siècle à Paris] avant tout parce que nous ne nous prenons pas au sérieux, tout en travaillant sérieusement. » Difficile de douter de l’équipe qui a collé en haut de son tableau de chasse le Salvator Mundi de Léonard de Vinci.
Un célèbre tableau entouré de mystère
« J’adore ne pas trop savoir. Cela réserve de belles surprises. » Cela permet surtout d’oublier, en pénétrant chez les petits-enfants du commandant Paul-Louis Weiller, que Nicolas de Largillière a peint une seconde version de La Belle Strasbourgeoise. Christie’s s’est vu confier la vente d’une partie de la collection Weiller, comprenant entre autres une soupière du service Orloff de Jacques-Nicolas Roëttiers, deux vedute de Francesco Guardi, un canapé estampillé Nicolas Heurtaut et une commande livrée en 1783 par Jean-Henri Riesener pour Marie-Thérèse de France.
Si La Belle Strasbourgeoise, dont l’autre version est conservée au musée des Beaux-Arts de Strasbourg, est l’un des tableaux les plus célèbres du portraitiste français, elle conserve une part de mystère que la réapparition de son double ne dissipe pas. L’identité du modèle, le propos du tableau, l’antériorité d’une version par rapport à l’autre n’ont pas fini de faire couler de l’encre chez les spécialistes.
Mais convaincre un vendeur est une autre science. « Lors du deuxième jour que j’ai passé chez Christie’s, j’ai fait la connaissance de François Curiel autour d’un panneau de Bernardino Luini que nous avons complètement repensé, en décidant de le confier aux deux meilleurs experts dans leurs domaines : Patrick Mandron pour le support et Isabelle Leegenhoek pour la couche picturale. De même qu’avec Éric Turquin, on sent dès le premier regard que François Curiel nous accorde sa confiance et instaure un climat propice où chacun se montre tel qu’il est, raconte Pierre Étienne. Quand il nous a emmenés à Versailles, chez le commandant Weiller, rien n’était joué. La petite-fille de ce dernier ne songeait pas à se défaire de La Belle Strasbourgeoise, mais je crois que mon enthousiasme et mon émotion lui ont donné envie. Mon credo, c’est que nous avons chacun une façon de voir le tableau. L’expertise, c’est aussi et surtout l’âme. Tout cela pétille. »