Un manuscrit de Paul Gauguin, jamais exposé, a récemment été acquis par la Courtauld Gallery. Intitulé Avant et Après, ce cahier a été achevé par l’artiste sur l’île de Hiva Oa, aux Marquises, en février 1903, deux mois seulement avant sa mort à l’âge de 54 ans. Illustré par près de 30 œuvres originales, le manuscrit a été attribué à la Courtauld Gallery dans le cadre de l’« Acceptance in Lieu scheme » (dation en paiement des droits de succession), et valorisé 6,5 millions de livres sterling. Il s’agit de l’un des plus importants manuscrits d’artistes acquis par une collection publique britannique depuis la Seconde Guerre mondiale.
Dans sa hutte polynésienne, Gauguin a écrit Avant et Après dans un grand cahier (presque de format A4), qui a probablement été relié vers 1918. Huit dessins pleine page, deux dans le texte et dix-neuf impressions monotypes complètent les quelque 213 pages de texte soigneusement écrit. Sur la couverture sont inscrits, en français, les mots: « pleurer, souffrir, mourir / rire, vivre, jouir ». Les pages intérieures comportent trois estampes japonaises des années 1850 d’Utagawa Kunisada et au verso figure une gravure d’Albrecht Dürer, Le Chevalier, la Mort et le Diable (1513), témoignage des intérêts artistiques éclectiques de Gauguin.
EN PARTIE DES MÉMOIRES, EN PARTIE UN MANIFESTE
Ketty Gottardo, la conservatrice du cabinet des dessins de la Courtauld Gallery, considère Avant et Après comme étant « en partie des mémoires, en partie un manifeste ». Il comprend des anecdotes et des avis sur Degas, Pissarro, Signac et Cézanne. Plus important encore, Gauguin détaille les neuf semaines qu’il a passées à travailler avec Van Gogh à la Maison jaune à Arles, une collaboration brusquement interrompue après que le Hollandais s’est coupé l’oreille. Gauguin semble dans ces écrits vouloir justifier ses propres actions et blâmer Van Gogh, tenu pour responsable de cet épisode dramatique.
Dans Avant et Après, l’artiste tient également des propos caustiques sur les critiques d’art parisiens qui n’ont pas su apprécier son talent et sur le comportement autoritaire des autorités coloniales et ecclésiastiques françaises en Polynésie. Gauguin avait espéré que le manuscrit serait publié en France et, juste avant sa mort, il l’envoya à son ami critique belge André Fontainas, qui était installé à Paris. Sans surprise, le texte n’a pas trouvé d’éditeur : Gauguin n’était à l’époque pas encore devenu un peintre célèbre. En 1907, André Fontainas remit le manuscrit à Mette Gauguin, l’ex-épouse de l’artiste. Elle le vendit en 1914 à l’éditeur allemand Kurt Wolff, qui, quatre ans plus tard, en réalisa un fac-similé en édition limitée. Cette même année, Wolff vendit à son tour le manuscrit à son ami Erik-Ernst Schwabach, un riche éditeur issu d’une famille de banquiers, qui traduisit le texte en allemand en 1920.
Le manuscrit avait ensuite disparu mais nous pouvons révéler qu’au milieu des années 1920, Erik-Ernst Schwabach le vendit à Erich Goeritz, le propriétaire d’une usine textile. En 1934, ce dernier fuit l’Allemagne nazie pour se réfugier en Grande-Bretagne, où il prit la citoyenneté britannique. Il avait alors réuni une belle collection d’art impressionniste et d’œuvres signées par les expressionnistes allemands (mais aussi des tableaux de Lovis Corinth). Plus tard, il fit don de quelques œuvres à la Tate et au British Museum à Londres. Après sa mort en 1955, Avant et Après s’est retrouvé – sans que l’on en connaisse les circonstances – entre les mains du marchand new-yorkais John Fleming, de la galerie Rosenbach. À l’époque, il était estimé 85 000 dollars. Après une action en justice, le manuscrit a été rendu aux enfants d’Erich Goeritz, avant qu’il ne soit finalement transmis à un petit-enfant, qui l’a récemment offert en dation en paiement.
AUCUN HISTORIEN DE L’ARTN’AVAIT VU LE MANUSCRIT ORIGINAL DEPUIS AU MOINS 50 ANS
Bien qu’Avant et Après ait été disponible en fac-similé et en retranscription, aucun historien de l’art n’avait vu le manuscrit original depuis au moins 50 ans. Cependant, comme le souligne Ketty Gottardo, l’original en révèle davantage sur le manuscrit. En particulier, il est désormais possible de déterminer quelles illustrations sont des dessins et celles qui sont des impressions monotypes. Un dessin représentant un chien, caché au dos de l’un des monotypes, a également été découvert.
Gauguin a un jour qualifié ses dessins de « mes lettres privées, mes secrets ». Aussi ces œuvres offrent-elles un point de vue inhabituel sur son processus artistique. L’un des croquis pourrait même représenter un autoportrait. Le manuscrit d’Avant et Après sera exposé au printemps 2021 à la Courtauld Gallery, au moment de sa réouverture après d’importants travaux de réaménagement.