Certains artistes font dans la dentelle. Jérémy Gobé en a fait l’instrument d’un projet ambitieux à la croisée de l’art, de la science et de l’industrie, auquel s’ajoute une démarche pédagogique. En 2017, invité par l’association lyonnaise HS_Projets à participer l’année suivante à l’édition clermontoise du Festival international des textiles extraordinaires, il choisit de s’inspirer d’un savoir-faire traditionnel de la région Auvergne-Rhône-Alpes : le point d’esprit, motif traditionnel de dentelle au fuseau du Puy-en-Velay (lire notre article dans The Art Newspaper Édition française de janvier 2019). Il est alors frappé par la parenté entre ce motif, créé il y a plus de quatre cents ans, et le dessin d’un des squelettes coralliens qu’il utilise dans ses créations. Le projet Corail Artefact est né. Son objectif : sauver par la dentelle les barrières de corail, qui disparaissent sous l’effet du réchauffement climatique.
Un coup de pouce à la nature
Un protocole de recherche a été mené à bien en laboratoire, et ses conclusions sont encourageantes. « Ce premier protocole, élaboré durant un an, a montré que la dentelle peut être un support de développement du corail, qu’il faut continuer d’améliorer, notamment en termes de rendement, explique Jérémy Gobé. Depuis le début, mon ambition est de créer une dentelle 2.0, qui s’inspire de la dentelle traditionnelle, à laquelle on ajoute des technologies et des molécules particulières dans la fibre textile pour la rendre aussi efficace que les supports polluants existants, comme le plastique ou le béton. » La phase 1 terminée, la suivante, à compter de ce mois-ci, consiste donc à intégrer à cette dentelle des éléments nouveaux. Quel est le principe? «L’idée est que la dentelle puisse fonctionner de la même manière qu’un tuteur pour une plante. Le récif de corail se régénère en pondant des larves, lesquelles tombent ensuite sur le récif existant en créant un tissu qui va le régénérer.» Réchauffement climatique oblige, cette régénération naturelle n’arrive plus à suivre le rythme. S’ensuit une destruction du récif, incapable de fixer suffisamment de larves. Optimisée, la dentelle pourrait capter plus de larves et ainsi accélérer le processus de régénération. Des critères d’amélioration ont été définis : « La fibre de coton n’est pas forcément la plus intéressante, ses petites barbes microscopiques freinent l’accroche et le développement. »
Je suis en train de mener une réflexion: comment monter un projet à l’échelle mondiale tout en respectant des productions locales et avec un impact positif sur les populations
Prochaine étape : après avoir montré que des larves et des boutures peuvent s’accrocher sur la dentelle de base, des tests seront entrepris en Guadeloupe. Une recherche en laboratoire est couplée à des essais empiriques sur le terrain. Avec une priorité : préserver l’environnement. « Le projet a évolué depuis sa création, il y a deux ans. Nous avons renouvelé nos partenaires scientifiques et notre prestataire dentelle. Nous sommes aujourd’hui très vigilants en ce qui concerne nos collaborations car, même si c’est pour sauver le monde, cela reste un peu un milieu de requins ! La communauté scientifique cherche depuis des années des solutions pour endiguer la disparition du corail. Nous avons finalisé de nouveaux partenariats : pour la fabrication de dentelles, nous travaillons désormais avec le Mobilier national, dont dépend la fabrique de dentelle du Puy-en-Velay et, pour la recherche scientifique, avec l’entreprise de restauration écologique marine Coraïbes, basée en Guadeloupe. Nous souhaitons aujourd’hui prioritairement nous ancrer en France et renforcer le projet, qui en est à un stade expérimental, avant de nous lancer au niveau international. »
Si le pari tient ses promesses, il pourrait de fait aboutir à une solution industrielle, avec un marché à la clé. Brevetée, la dentelle pourrait être commercialisée, tandis que des objets dérivés contribueraient au financement. Derrière l’idéal – sauver la barrière de corail –, certains voient déjà un intérêt économique; ce qui, à entendre Jérémy Gobé, n’est pas sans créer concurrence et conflits. La crise sanitaire a, en outre, retardé l’aventure : les tests programmés en mars ont été stoppés net. Il s’agit désormais de les reprogrammer. Avec une contrainte, et non des moindres : « Les pontes de coraux sont annuelles.Si on en loupe une, cela repousse à l’année prochaine, même si l’on peut toujours avancer entre-temps en aquarium. » Le rythme de la nature n’est pas toujours celui des hommes.
Entre art et science
Avec Corail Artefact, Jérémy Gobé voit grand. « Je suis en train de mener une réflexion : comment monter un projet à l’échelle mondiale tout en respectant des productions locales et avec un impact positif sur les populations. C’est très important : les locaux, qui vivent des récifs, doivent être inclus dans le processus. Dire “on va sauver le récif, vous ne pouvez plus y toucher”, c’est les priver de leurs ressources. » Penser global, agir local… Jérémy Gobé veut prouver que son projet est viable économiquement et, au-delà, offrir des solutions gratuites, dans une démarche de contribution au bien commun.
Désormais épaulé par Claire Durand-Ruel, mécène et directrice de la stratégie de Corail Artefact, il a également développé un béton écologique – le sable étant remplacé par des déchets organiques –, destiné à reconstruire des récifs détruits par la pêche à la dynamite. Il en a tiré des formes inspirées des solides de Platon * , sculptures exposées à l’aquarium de Trégastel, en Bretagne, peu à peu colonisées par des anémones de mer. En parallèle, Jérémy Gobé planche sur des matériaux permettant de proposer des alternatives aux contenants plastiques. Enfin, un travail de sensibilisation a été engagé auprès du public, en particulier des enfants, sur ces questions de préservation de l’environnement. « C’est une tour qui tient avec chacun des dominos, on ne peut pas en enlever. Ce que j’apporte en tant qu’artiste, c’est cette vision globale, systémique du problème. J’ai sans doute été un peu naïf au début. Je ne suis pas scientifique, tout a été fait pour entamer ma légitimité. Mais les épreuves rencontrées m’ont fait grandir et conforté dans l’idée que j’avais raison. Aujourd’hui, le projet est plus structuré, grâce à l’expérience acquise et à mon associée, Claire Durand-Ruel. »
Et de conclure : « Pour moi, l’art a vocation à créer des rouages entre les différents domaines de la société. L’art contemporain a été extrêmement déconnecté de la vie. Nous sommes dans une telle urgence, y compris climatique, et la rupture avec le public a été si profonde que j’ai à cœur de concevoir des projets ayant un impact sur la vie. Évidemment, j’ai créé un fonds de dotation, une entreprise, un manifeste, un protocole de recherche, engagé des partenariats, mais pour moi, Corail Artefact est une œuvre. C’est comme une sculpture, pensée sous chaque angle, où chaque élément est important. »
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* Polyèdres réguliers et convexes au nombre de cinq, nommés ainsi d’après une théorie platonicienne associant les quatre éléments (terre, air, eau et feu) à un solide.