Critiques et universitaires – jusqu’à un conservateur de la Tate Modern – ont réagi vivement à l’annonce du report à 2024 d’une grande exposition itinérante consacrée à l’artiste canado-américain Philip Guston (1913-1980), qui devait être présentée dans quatre grands musées au cours des deux prochaines années. Un porte-parole de la National Gallery of Art de Washington – l’un des quatre musées impliqués – a déclaré à ARTnews que les organisateurs étaient préoccupés par les images « douloureuses » de membres du Ku Klux Klan dans certaines des œuvres de Guston.
La décision, annoncée la semaine dernière dans une déclaration commune des directeurs des quatre musées — la Tate, la National Gallery of Art de Washington, le Museum of Fine Arts de Boston et le Museum of Fine Arts de Houston – aurait été motivée par « le mouvement pour la justice raciale qui a été lancé aux États-Unis… en plus des défis d’une crise sanitaire mondiale ».
Darren Walker, administrateur de la National Gallery of Art de Washington, a apporté son soutien à ce report : « Une exposition organisée il y a plusieurs années, aussi intelligente soit-elle, doit être reconsidérée à la lumière de ce qui a changé pour la contextualiser en temps réel… En ne prenant pas de recul pour aborder ces questions, les quatre musées auraient paru sourds à ce qui se passe dans le débat public sur l’art. »
EN TANT QUE MUSÉES D’ART, NOUS SOMMES CENSÉS MONTRER DES ŒUVRES DIFFICILES ET SOUTENIR LES ARTISTES
Mais Mark Godfrey, qui devait être le commissaire de l’étape de l’exposition à la Tate Modern à Londres, a lui-même critiqué cette décision. « L’annulation ou le report de l’exposition est probablement motivé par le désir d’être sensible aux réactions qui pourraient être celles de certains visiteurs et par la peur de protestations. Cependant, c’est en fait extrêmement condescendant pour les visiteurs, dont on présume qu’ils ne sont pas en mesure d’apprécier la nuance et la dimension politique des œuvres de Guston », écrit-il dans une longue déclaration publiée sur Instagram. « En tant que musées d’art, nous sommes censés montrer des œuvres difficiles et soutenir les artistes. En annulant ou en reportant l’exposition, nous abandonnons cette responsabilité à Guston et aussi aux artistes dont les voix résonnent dans le catalogue comme Glenn Ligon [et] Tacita Dean », ajoute Mark Godfrey.
Selon Robert Storr, auteur d’une biographie récente de Guston (lire notre article dans The Art Newspaper Daily, du 23 septembre 2020), « la décision a été motivée par la réaction des employés du musée à la vue d’une image anti-lynchage des années 1930, qui était en fait le prédicat de toutes les images ultérieures sur le Ku Klux Klan de Guston ». Et Robert Storr d’ajouter: « Si la National Gallery of Art, qui a manifestement omis d’exposer de nombreux artistes de couleur, ne peut pas expliquer à ceux qui protègent l’œuvre exposée que l’artiste qui l’a réalisée était du côté de l’égalité raciale, pas étonnant qu’ils soient confrontés à un malentendu sous la présidence de Trump. »
La fille de Philip Guston, Musa Mayer, a de son côté déclaré qu’elle était « profondément attristée » par cette décision. Et d’ajouter: « Mon père a osé dévoiler la culpabilité blanche [dans cette série d’œuvres], notre responsabilité partagée qui a permis la terreur raciste dont il a été témoin depuis l’enfance, lorsque les membres du Ku Klux Klan ont ouvertement manifesté par milliers dans les rues de Los Angeles. En tant qu’immigrants pauvres et juifs, sa famille a fui les exterminations en Ukraine. Il a compris ce qu’était la haine. C’était le sujet de ses premiers travaux. […] Notre époque devrait être celle du bilan, du dialogue. Ces peintures sont en phase avec l’actualité que nous vivons aujourd’hui. Le danger n’est pas de regarder le travail de Philip Guston, mais de regarder ailleurs. »
L’exposition, intitulée « Philip Guston Now », « dont la préparation a pris des années », devait inclure environ 125 peintures et 70 dessins issus de 40 collections publiques et privées. Elle avait déjà été reportée une fois en raison de la pandémie de coronavirus (la première étape devait ouvrir à Washington en juin 2020).
GUSTON ÉTAIT UN ARDENT PARTISAN DE L’ÉGALITÉ RACIALE ET UN OPPOSANTÀ LA DISCRIMINATION
Les quatre musées ont reporté l’exposition « jusqu’au moment où nous pensons que le message puissant de justice sociale et raciale qui est au centre de l’œuvre de Philip Guston pourra être interprété plus clairement ». Les organisateurs disent qu’ils prévoient désormais de « revoir la manifestation… et d’ajouter des perspectives et des voix supplémentaires pour accompagner la présentation du travail de Guston à notre public ».
Mark Godfrey ajoute sur son compte Instagram que « la déclaration [des musées] explique la nécessité de prendre quatre années supplémentaires par le besoin de repenser la présentation de l’œuvre de Guston, mais peut-être ce délai a-t-il été jugé nécessaire pour d’autres raisons ».
Rachel Wetzler, rédactrice en chef adjointe du magazine Art in America, a posté sur Twitter: « C’est incroyable de voir quatre musées admettre qu’ils ne se font pas eux-mêmes confiance pour contextualiser une œuvre de manière la plus juste ». Jason Farago, le critique d’art du New York Times, a écrit sur son compte: «i l est attristant, au-delà des mots, pour ne pas dire lâche, de voir ces musées reporter la rétrospective Guston dans quatre ans ».
Dans le guide MoMA Highlights : 375 œuvres du Museum of Modern Art de New York, il est indiqué que les images des membres du Ku Klux Klan peintes par Guston sont apparues pour la première fois au début des années 1930 et que leur réapparition a été provoquée plus tard par les troubles civils des années 1960. L’artiste a déclaré à leur sujet: « Ce sont des autoportraits… Je me perçois comme étant sous la capuche… L’idée du mal m’a fasciné… J’ai presque essayé d’imaginer que je vivais avec le Klan. Qu’est-ce que ça ferait d’être maléfique ? »
Guston était un « ardent partisan de l’égalité raciale et un opposant à la discrimination », a cru bon de rappeler la National Gallery of Art à ARTNews.