Dans la toute première grande exposition que la National Gallery de Londres consacre à une grande figure féminine de l’histoire de l’art, l’un des chefs-d’œuvre est un tableau nouvellement redécouvert d’Artemisia Gentileschi acquis par le musée en 2018. Son Autoportrait en sainte Catherine d’Alexandrie (vers 1615-1617) n’est que le vingt et unième tableau d’une femme à entrer dans la collection permanente de l’institution, à comparer aux 2 300 œuvres d’hommes. Il semble qu’un rééquilibrage soit nécessaire.
Les femmes artistes italiennes des XVIe et XVIIe siècles atteignent actuellement un sommet de popularité, avec une exposition consacrée à Sofonisba Anguissola et Lavinia Fontana au Prado à Madrid l’année dernière, et une autre au printemps dernier à Florence consacrée aux œuvres de Giovanna Garzoni. Notre vision d’Artemisia Gentileschi est également à un tournant, avec des redécouvertes récentes de peintures et de documents qui changent notre perception de son œuvre. Elle est sortie de l’ombre du Caravage, mais aussi de son peintre de père, ami du précédent, Orazio Gentileschi. Mais ce qui doit inciter à venir visiter l’exposition, même en période de pandémie, c’est la puissance visuelle et le plaisir viscéral que procurent ces tableaux, qui semblent souvent sortir de leurs cadres pour combler la distance entre le spectateur et la peinture. Si vous êtes en manque d’exposition passionnante, celle-ci ne vous décevra pas.
LES TABLEAUX SONT PRÉSENTÉS PAR ORDRE CHRONOLOGIQUE ET PAR ORIGINE GÉOGRAPHIQUE
La commissaire écrit que son objectif était d’offrir la meilleure vision possible de la carrière d’Artemisia en présentant les peintures les plus documentées et les mieux attribuées. Parallèlement à cet effort, l’exposition se concentre sur les relations entre sa vie et son œuvre. Aussi, les tableaux sont présentés par ordre chronologique et par origine géographique, retraçant salle après salle les voyages d’Artemisia, de Rome à Florence, Naples, Venise et Londres. Ce choix provoque des occasions manquées, comme celle de réunir dans une même salle les différentes versions d’un même thème peint par l’artiste, comme ses trois Suzanne et les Vieillards, un sujet qu’Artemisia a abordé à intervalles très espacés tout au long de sa carrière. Au total, 30 œuvres d’Artemisia sont exposées : il s’agit donc d’une exposition très concentrée. L’accrochage est en conséquence aéré, utile en ces temps de distanciation sociale, mais cela permet aussi à chaque tableau de disposer de son propre espace. Et il est important pour certaines des grandes œuvres théâtrales présentées. Les deux versions de Judith décapitant Holopherne sont accrochées côte à côte, offrant une double ration de violence et de sang. Ces œuvres sont les plus reproduites d’Artemisia et ont souvent été comparées à la composition du Caravage sur le même sujet. La violence des tableaux d’Artemisia a souvent été interprétée comme sa réponse à son viol par l’artiste Agostino Tassi en 1611. Un document de l’Archivio di Stato de Rome émanant du procès de Tassi pour viol est présenté dans la première salle de l’exposition, un choix curatorial qui met l’accent sur la relation directe entre la vie d’Artemisia et son œuvre.
Comme le catalogue le mentionne également, il existe d’autres manières de relier la vie de l’artiste à ses peintures, fondées sur son ambition de rivaliser avec les meilleurs artistes, à la fois ses contemporains et ses prédécesseurs. La juxtaposition des deux versions de Judith permet d’apprécier le processus créatif d’Artemisia et sa technique virtuose. Le tableau appartenant au Museo di Capodimonte de Naples a apparemment été exécuté en premier (vers 1613), car l’artiste a relevé ses contours pour transférer les personnages dans la deuxième version (vers 1615), aujourd’hui aux Offices à Florence. Faire un relevé d’une peinture pour générer une nouvelle version n’était pas une pratique d’atelier rare. Le Caravage a dupliqué certaines de ses compositions en utilisant cette même technique, et Orazio Gentileschi, lui aussi, l’utilisa pour créer plusieurs répliques de ses propres œuvres. Au début du XVIIe siècle en Italie, comme j’ai tenté de le montrer dans mes propres recherches récentes, il s’agissait d’une technique étroitement associée à un type de peinture profondément naturaliste, caractérisé comme un travail « d’après nature », appelé dal vivo ou dal naturale. Les artistes semblent avoir apprécié le paradoxe de reproduire des compositions qui ont leur origine dans l’observation attentive de modèles vivants.
LA VIOLENCE DES TABLEAUX D’ARTEMISIA A SOUVENT ÉTÉ INTERPRÉTÉE COMME SA RÉPONSE À SON VIOL PAR L’ARTISTE AGOSTINO TASSI EN 1611
La pratique d’Artemisia de faire le relevé de ses peintures lui permet ensuite d’élaborer et de peindre des versions différentes d’un même tableau, notamment en termes de couleur et de détails des costumes. La Judith de Naples a été à une date ultérieure coupée sur le côté gauche et en haut, décentrant la composition. La version des Offices montre plus clairement l’effet recherché par Artemisia, plaçant la tête à demi coupée d’Holopherne au centre, les bras puissants des femmes et le sang jaillissant formant un motif rayonnant. La violence est subordonnée à un ordre visuel clair. La draperie luxueuse peut différer d’une Judith à l’autre, mais dans les deux peintures, avec les plis du tissu à motifs, elle possède une dynamique qui lui est propre. Les robes somptueuses que les femmes portent dans ces œuvres nous rappellent qu’Artemisia était renommée pour ses parures à la cour du grand-duc de Toscane à Florence, des documents montrant qu’elle dépensait des sommes folles pour son train de vie, n’hésitant pas à s’endetter. Les robes représentées ici font partie de l’équilibre entre élégance et violence qui régit les deux compositions.
ARTEMISIA ÉTAIT RENOMMÉE POUR SES PARURES À LA COUR DU GRAND-DUC DE TOSCANE À FLORENCE
La même salle offre une autre occasion de juger des objectifs d’Artemisia. Son Autoportrait en sainte Catherine d’Alexandrie est associé au petit Autoportrait en martyre, à son Autoportrait en joueuse de luth et à une seconde Sainte Catherine d’Alexandrie, tous datant de 1613 à 1617. Trois des quatre peintures ont apparemment été basées sur un relevé de la composition pour créer une nouvelle œuvre, même si on ne sait pas laquelle a été réalisée en premier ou si toutes ont été élaborées en même temps.
Les quatre tableaux sont basés sur un autoportrait. La Sainte Catherine de la National Gallery a le cou légèrement plus allongé et le nez plus arrondi, une sorte d’idéalisation créée lors du processus pictural et non au préalable dans le dessin préparatoire. Des cheveux dorés, des traits affirmés et un nez marqué reviennent encore et encore dans l’œuvre d’Artemisia, ce qui a suscité de nombreuses discussions savantes. Le catalogue considère l’utilisation fréquente de l’autoportrait par Artemisia comme un choix avant tout pragmatique. Dans une lettre à un client, elle se plaignait du coût élevé des modèles devant poser pour elle. Il est également possible qu’elle souhaitait s’inspirer de sa propre beauté comme l’avaient fait des femmes peintres comme Anguissola.
Cependant, contrairement à l’autoportrait manifeste d’Anguissola, Artemisia utilise son apparence pour représenter des saints et des pécheresses de la Bible ou des héroïnes classiques, comme si elle interprétait elle-même un rôle. À côté de l’Autoportrait en sainte Catherine est accroché son Autoportrait en joueuse de luth, dans lequel elle semble habillée en gitane. Il est possible que cela fasse référence à un événement réel qui s’est déroulé à Florence, où une « Artemisia » dansait en costume de gitane. En tout état de cause, on sait qu’elle a travaillé à la cour au contact de comédiens et de chanteurs célèbres. Son utilisation de l’autoportrait comme forme de portrait historié semble jouer des identités à la manière d’un acteur jouant la comédie. Il est plutôt merveilleux que, grâce à cette acquisition de la National Gallery, l’Autoportrait en sainte Catherine finisse par être accroché près du Garçon mordu par un lézard (vers 1594-1595) du Caravage, l’une des deux versions d’une composition réalisée grâce à un relevé, dans lequel l’artiste s’est peut-être pris pour modèle. Le tableau d’Artemisia sera en bonne compagnie.
À mon avis, les peintures marquantes de l’exposition sont celles dans lesquelles Artemisia a donné sa propre apparence à des femmes représentées dans des moments d’abandon profond. La représentation de la prostituée Marie Madeleine se prêtait à un autoportrait d’Artemisia. Sa Marie-Madeleine en extase (1620-1625), redécouverte en 2017, représente la pécheresse convertie couchée, la tête rejetée en arrière et les yeux fermés. Son corps remplit le cadre et se déploie au-delà, sa proximité nous permettant de nous identifier d’autant plus à son introspection.
Artemisia a basé la composition sur une œuvre désormais perdue du Caravage, qu’elle a inversée. Suspendu entre une sensualité érotique et un renoncement religieux, comment interpréter son autoportrait ici ? Contrairement à la sainte Catherine, le personnage ne regarde pas le spectateur, cette marque de l’autoportrait. Reconnaître sa ressemblance avec l’artiste donne néanmoins un léger choc semblable à celui que l’Olympia (1863) de Manet a donné à ses premiers spectateurs, en voyant une figure canonique de l’art du passé – que ce soit la Madeleine du Caravage ou la Vénus d’Urbino de Titien (1538) – représentée sous les traits reconnaissables et individualisés d’une femme. Ici, cela donne un frisson d’autant plus grand que l’effet a été produit par une femme représentant son propre corps.
ARTEMISIA A DONNÉ SA PROPRE APPARENCE À DES FEMMES REPRÉSENTÉES DANS DES MOMENTS D’ABANDON PROFOND
L’exposition est très éclairante sur la carrière d’Artemisia Gentileschi. Elle va sûrement inspirer des études renouvelées sur cette artiste importante. Et il faut espérer qu’elle provoquera un regain d’attention pour les premières femmes artistes modernes dont les carrières restent à découvrir.
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« Artemisia », du 3 octobre 2020 au 24 janvier 2021, National Gallery, Sainsbury Wing, Londres. Sheila McTighe est maître de conférences en art du XVIIe siècle au Courtauld Institute of Art, à Londres.