Profitant des dernières douceurs de l’été à la terrasse d’un café sur le port de La Ciotat, Rim Mezghani revient sur ce printemps si étrange au cours duquel elle a pris le parti de faire contre mauvaise fortune bon cœur en rouvrant ses livres de persan pour valider le niveau 2 de l’Inalco. « En France, aucun expert ne maîtrise l’arabe et le persan; or, c’est un atout indispensable pour l’expertise des arts islamiques. Cela a été réjouissant intellectuellement de s’atteler à un projet personnel, alors que tout, dehors, nous attristait. » La spécialiste n’a pas pour autant mis en sommeil ses activités, menant tambour battant plusieurs transactions délicates pendant le confinement.
« Un collectionneur, inquiet de la tournure des événements, m’a proposé de s’inviter dans ma promenade quotidienne d’une heure pour me présenter un manuscrit. Munie de mon autorisation de sortie, je me suis retrouvée face à l’objet qu’un client étranger recherchait depuis des décennies. Avant mars, jamais ce collectionneur n’aurait songé à s’en séparer sans mettre en concurrence deux maisons de ventes aux enchères anglo-saxonnes. Avant mars, jamais ce client n’aurait acquis une pièce de ce calibre-là sans se la faire envoyer pour juger par lui-même de son authenticité. Certes, la provenance, l’autorisation de libre circulation, les processus administratif et légal sont des paramètres intangibles, mais, en se fiant entièrement à mon jugement, ce fin connaisseur a franchi un pas. » Et il n’est pas le seul.
Macroéconomie et marché de l'art
À la veille de la rentrée, Rim Mezghani livre un constat très fin du marché de l’art islamique postconfinement. Elle parle moins en actrice du marché qu’en analyste. Après un parcours brillant en économie et mathématiques et l’obtention d’un diplôme d’études approfondies (DEA) en commerce international, la jeune femme originaire de Sfax (Tunisie) a commencé sa carrière dans un cabinet de conseil, puis en a démissionné pour un poste de stagiaire à la galerie Soustiel. Ce qui s’apparenterait à un coup de tête s’avère être le fruit d’un désir mûri depuis son arrivée à Paris, au gré de rencontres avec des passionnés. Portée par un même élan, Rim Mezghani quitte huit ans plus tard Christie’s Paris, où elle avait créé un département d’art islamique et signé la vente Charles Gillot (en 2008), dont le montant des vacations (11 millions d’euros) reste aujourd’hui encore le record français dans ce domaine.
« Je ne suis pas une tête brûlée, précise-t-elle en riant devant son Perrier-rondelle. J’avais deux cordes à mon arc pour m’établir à mon compte. Posséder des compétences en expertise est comme un superpouvoir, qui fait de nous un maillon indispensable entre l’acheteur et le vendeur. Et ma capacité à porter un regard macroéconomiste permet de comprendre les équations du marché et d’anticiper les futurs grands changements. De même que l’expertise requiert un effort intellectuel continu pour suivre les avancées de la recherche – en l’espace de cinq ans, la perception et la description d’un même objet changent littéralement –, ce serait un leurre de penser le marché de l’art de façon statique. Bien sûr, j’étais prête à voler de mes propres ailes en 2009, car j’avais un solide carnet d’adresses internationales, mais aussi ce petit truc en plus qui me venait de ma formation initiale. »
il est évident que les ventes virtuelles absorberont bientôt une part considérable du marché, ce qui nous obligera à repenser notre métier d’expert.
Garanties légales
Pour Rim Mezghani, nous vivons précisément les prémices d’« une révolution dans la manière de proposer et d’acquérir une œuvre d’art. Ce processus irréversible en était encore à ses balbutiements il y a quelques mois, mais la crise sanitaire a provoqué son accélération. » Sereine, la spécialiste ne regrette pas d’avoir « minimisé les frais fixes et maximisé les coûts variables » depuis qu’elle est à son compte. Contrairement à ses concurrents d’outre-Manche, elle ne croule ni sous les charges ni sous les coups de fil inquiets de bailleurs de fonds. C’est tout juste si elle vient enfin de se décider à s’installer dans un appartement du Triangle d’or, à Paris. Jusqu’à la vente Xavier Guerrand-Hermès qu’elle avait portée en 2013 chez Sotheby’s, où elle est consultante, elle s’était concentrée sur l’expertise et la vente d’objets confiés. Elle a attendu d’avoir une assise financière suffisante et, surtout, de mieux connaître ses clients – « c’est la seule façon de minimiser les risques » – pour commencer à acheter en son nom propre. Pas question aujourd’hui d’avoir le stock du Cousin Pons !
Rim Mezghani ne souhaite pas multiplier les transactions, mais plutôt les plus-values sur des objets exceptionnels. Envisager les transformations à venir ne l’inquiète donc pas. « Il est évident que les ventes virtuelles absorberont bientôt une part considérable du marché, ce qui nous obligera à repenser notre métier d’expert, et c’est bien ainsi. Le marché pourra gagner en flexibilité. Aujourd’hui, je boucle la rédaction d’un catalogue trois mois avant une vente. Les commissaires-priseurs diminueront leurs charges financières et leur bilan écologique par la même occasion ! » Elle renchérit : « Seuls les objets de haut vol parfaitement documentés pourront être vendus par ce biais.
la France m’a offert le plus beau des cadeaux : m’ouvrir les yeux sur la richesse et la diversité de ma culture.
Une page inédite du Livre des Rois réalisée au début du XVIe siècle dans l’atelier royal safavide n’est pas photogénique. Un Picasso qui figure au catalogue raisonné, oui. Un objet décoratif islamique du XIXe siècle sans grande importance, aussi. Ce qui est compliqué, c’est l’entre-deux, et le véritable enjeu réside plutôt dans la mise au point d’un cadre spécifique à ces ventes en ligne, pour lesquelles l’acquéreur bénéficie encore à ce jour des mêmes garanties que lors d’une vente “normale”. Or, en salle, il a pu voir l’objet ou mandater des personnes qualifiées pour avoir leur avis sur sa pertinence et son état. »
la fraîcheur des palmettes de saz en accolade
Alors que son frère ambassadeur défend l’image de la Tunisie en Autriche, Rim Mezghani est une fervente avocate du marché de l’art français. Elle ne tarit pas d’éloges sur cette vertu typiquement parisienne, unique en son genre : « la fraîcheur de l’objet », qui fait pâlir d’envie nos voisins anglo-saxons. L’entendre décrire le plat d’Iznik inédit des années 1575 qu’elle doit présenter en septembre à ses collectionneurs est particulièrement réjouissant. « Le décor de vagues et rochers sur le marli est directement inspiré des porcelaines chinoises de l’époque Yuan, objet de fascination de la Cour ottomane. » Intarissable sur le raffinement du décor de la cavité, organisée autour de « palmettes de saz en accolade », Rim Mezghani s’émerveille devant « ses contours dentelés et aux nervures apparentes dites “hançeri” en raison de la longue courbe évoquant une dague de poignard (hançer en turc)».
Son enthousiasme en devient contagieux et transforme la datation des plats d’Iznik, un discours a priori de spécialistes, en une expérience ludique. Elle parvient en quelques minutes à nous donner envie de tout savoir sur la production de cet atelier où apparut ce motif d’écailles lors de l’apogée d’Iznik et de son « rouge ». Soudain, elle rougit presque de s’être lancée dans la description de cette découverte affichée sur son téléphone. Au lieu de se reprendre, elle admet en souriant que c’est en France qu’elle a pris conscience de l’amplitude de l’art islamique dans sa géographie, son histoire, en particulier dans ses interactions avec les mondes chinois et indiens. « Au fond, la France m’a offert le plus beau des cadeaux : m’ouvrir les yeux sur la richesse et la diversité de ma culture », conclut-elle.