De nombreuses expositions récentes attestent de la volonté du Palais de Tokyo d’ajuster son projet social et de conservation à la question du réchauffement climatique. Il en est ainsi notamment de la carte blanche confiée à Tomás Saraceno (« On Air ») en décembre 2018, ou de « Notre monde brûle », manifestation organisée au printemps 2020 en collaboration avec le Mathaf (Arab Museum of Modern Art) Celle-ci abordait entre autres la problématique de l’Anthropocène et de l’usage des ressources naturelles, nouvelle preuve que les enjeux environnementaux influent largement sur la programmation du lieu.
Quelques expositions à venir, très attendues, devraient également aller dans ce sens, à l’instar de « Réclamer la terre », prévue en 2021, ou même, dès cet automne, d’« Anticorps », conçue par l’équipe de conservation du Palais de Tokyo autour de la nécessité de repenser notre façon d’habiter le monde. La crise sanitaire du Covid-19 mobilise les artistes, de plus en plus attentifs à la question de l’impact des activités humaines sur la planète et de la fragilité de notre écosystème global, affecté par cette promiscuité inédite entre les êtres vivants et le monde végétal et minéral. L’art, après tout, reste un « guide, un moyen d’instruction et d’apprentissage de la réalité ambiante », selon les mots de Claude Lévi-Strauss dans ses Entretiens avec Georges Charbonnier (Julliard/Plon, 1969, p. 164).
Une démarche globale
Mais cette attention portée par le Palais de Tokyo à l’un des enjeux contemporains les plus décisifs dépasse la programmation elle-même pour se déplier jusque dans la manière de penser le fonctionnement et l’avenir de l’institution. Depuis son arrivée à la direction de l’établissement, en 2019, Emma Lavigne a fait de cette question écologique un axe central de son projet, avec ceux de la démocratisation culturelle et de l’ouverture accrue aux regards extra-occidentaux et au partage des sensibilités. Certes, le confinement du printemps dernier a été un moment difficile : « Cette crise bouleverse notre rapport à l’espace-temps de l’exposition, à l’expérience de l’art comme une expérience in situ du partage du sensible, du zeitgeist, de l’ici et maintenant », nous confiait-elle alors. Mais, avant même le surgissement de la crise sanitaire, Emma Lavigne avait amorcé une réflexion de long terme sur les transformations nécessaires induites par le dérèglement climatique. Avec la pandémie, ses intuitions ont été rattrapées par le réel le plus cru, l’invitant à accélérer la mutation de son institution pour en faire un espace d’accueil de débats et de formes, liés à la fois à l’environnement et à la question du vivre-ensemble.
Dès janvier 2020, alors qu’elle présentait les grands axes de sa programmation, la directrice du Palais de Tokyo disait vouloir « réinventer dans la continuité, et s’inscrire dans une dimension humaniste, afin de faire de ce centre d’art international un îlot de liberté, un lieu d’imaginaire ouvert, une caisse de résonance du temps présent, en porosité avec d’autres façons de raconter le monde ». Sinon de le sauver.
Faire de la « responsabilité sociale et environnementale » un axe majeur reste un geste inédit de la part d’une grande institution culturelle française.
Les vingt ans du Palais de Tokyo, célébrés en 2022, seront le moment de clarifier et d’engager les mesures de ce tournant écologique et social. Sans tarder, Emma Lavigne, sensible à ce sujet depuis longtemps, notamment lorsqu’elle était directrice du Centre Pompidou-Metz (entre 2014 et 2019), a mis en place une série de dispositifs et de chantiers afin d’adapter le projet du lieu d’exposition aux contraintes écologiques de notre temps.
Cet engagement en faveur de la protection de l’environnement s’incarne aujourd’hui de diverses manières et au sein d’une démarche globale, guidée par l’attention redoublée portée aux attentes des publics, dont la majeure partie (les jeunes) affiche une évidente sensibilité sur le sujet. Une réflexion interne vient d’être lancée concernant la réutilisation des matériaux dans la production des œuvres et dans les travaux à l’intérieur même du Palais de Tokyo. La transformation écologique du bâtiment est identifée comme une nécessité vitale, au point que le centre d’art souhaite aujourd’hui attirer des mécènes préoccupés par ces enjeux et lucides quant à l’urgence d’une mise aux normes environnementales.
Une évolution du personnel
L’un des signes les plus visibles et symboliques de ce redéploiement stratégique sur l’environnement reste la nomination en juin dernier de Mathieu Boncour, 36 ans, à la direction de la communication, associée à celle de la « responsabilité sociale et environnementale [RSE] ». Faire de la RSE un axe majeur – une pratique de plus en plus courante dans le monde des entreprises depuis quelques années – reste un geste inédit de la part d’une grande institution culturelle française.
Engagé depuis des années dans cette stratégie, visant à mobiliser les collaborateurs, clients, fournisseurs et actionnaires d’une entreprise dans un objectif de respect de l’environnement, Mathieu Boncour a été recruté pour faire du Palais de Tokyo « un laboratoire de la transition écologique et sociale ». Selon lui, « une vraie démarche RSE engage toutes les directions de l’institution, des affaires juridiques à l’équipe de conservation, de l’équipe de production à la direction technique, de la direction des publics à celle des relations extérieures… » Convaincu de la nécessité d’une démarche globale, il se dit autant soucieux de « faire venir des mécènes conscients de l’importance du moment que d’impliquer les artistes et les penseurs autour de cet enjeu. » Et Mathieu Boncour de préciser : « Nous sommes en train de dresser le bilan de toutes les actions déjà menées et de tracer une feuille de route pour les années à venir, afin de clarifier une vraie trajectoire. »
S’il est encore trop tôt pour mesurer la mise en œuvre pratique des changements attendus, des objectifs et une méthode semblent dès à présent suffisamment affirmés pour imaginer une dynamique à venir. La conscience qu’a le Palais de Tokyo de sa responsabilité en tant qu’institution culturelle de son temps l’oblige à bousculer ses propres pratiques. Ce bouleversement s’opère en accord avec l’énergie des artistes, pour lesquels l’Anthropocène et le Capitalocène sont depuis une dizaine d’années un motif d’intervention formelle inépuisable.