La fin de cette année [2020 - ndla] marque les ouvertures tant attendues de deux nouveaux équipements à Berlin. L’un est son aéroport, inauguré le 31 octobre avec neuf ans de retard et un dépassement de budget d’environ 4 milliards d’euros, après une série catastrophique d’erreurs techniques et une organisation désastreuse. Le second est le Forum Humboldt, qui devait ouvrir le 17 décembre après une reconstruction partielle du palais royal prussien au cœur de la ville. À cause de la prolongation en Allemagne du confinement lié au coronavirus, son inauguration sera uniquement diffusée en ligne, en direct, à partir de 19 heures le 16 décembre, offrant ainsi une visite virtuelle du bâtiment et de ses expositions.
L’architecture intérieure et les équipements datés des années 1990 de l’aéroport nouvellement ouvert ont suscité beaucoup de moqueries dans la presse. Dans le cas du Forum Humboldt, pour lequel les retards ont été infimes en comparaison, c’est en revanche son concept qui apparaît déjà dépassé, et ce, avant même son inauguration.
Décrit par la ministre allemande de la Culture Monika Grütters comme « la carte de visite de la nation », le Forum Humboldt est pensé comme la réponse de Berlin au Louvre. Situé en face de l’île aux musées, qui abrite les collections européennes de la ville, il a été conçu comme une vitrine pour les vastes collections d’art non européen de la ville et un haut lieu pour la diversité et les échanges culturels.
LE FORUM HUMBOLDT EST PENSÉ COMME LA RÉPONSE DE BERLIN AU LOUVRE
Mais à une époque où les musées de civilisations subissent des pressions pour « décoloniser », la perspective d’expositions ethnographiques présentées dans une reconstruction partielle du palais impérial allemand est choquante. Après tout, ce bâtiment était celui où résidait l’empereur Guillaume II au moment où ses troupes commettaient un génocide contre les peuples Herero et Nama en Namibie et réprimaient brutalement la rébellion des Maji-Maji en Tanzanie dans la première décennie du XXe siècle. Et certaines des pièces maîtresses des collections exposées dans le nouveau Forum Humboldt ont été pillées.
Si l’on ajoute à cela la nomination de quatre hommes blancs à la direction de l’établissement, ce projet ne correspond décidément pas à la nouvelle vision courageuse du monde que l’Allemagne pourrait et devrait refléter. L’impression initiale est plutôt que l’empire ressuscite dans la mémoire culturelle nationale. Le palais royal a été démoli par le gouvernement est-allemand en 1950 : il avait disparu plus de cinq décennies avant que sa reconstruction ne commence.
L’architecte italien du nouveau bâtiment, Franco Stella, décrit le projet du Forum Humboldt comme une « nouvelle interprétation » qui combine « l’ancien et le nouveau ». Mais de l’extérieur, l’ancien l’emporte : les façades baroques d’origine ont été soigneusement reconstituées sur trois côtés; une seule, donnant sur la Spree, est moderne. Le portail ouest est couronné d’un dôme surmonté d’une croix dorée. Comme l’a déclaré le sénateur pour la Culture de Berlin Klaus Lederer, la croix « contredit à peu près tout ce que nous attendions du Forum Humboldt – montrer à quel point nos racines sont ambivalentes, entrelacées, larges et profondes ».
Pourquoi l’Allemagne moderne, une nation prospère et culturellement riche dont les dirigeants ont accueilli les immigrants et embrassé la diversité, retournerait-elle plus de cent ans en arrière pour célébrer une ère de domination, de préjugés et de violence, dont l’état d’esprit l’a conduit à deux guerres mondiales et à des crimes d’une brutalité sans égal ?
Comme pour les placages en noyer démodés de l’aéroport, qui suscitent la moquerie, la réponse est liée au moment où ont été prises les décisions de réaliser ces projets. Il ne fait aucun doute que si le pays devait décider aujourd’hui d’un lieu pour accueillir les collections d’art ethnographique et asiatique de Berlin, il ne choisirait pas de reconstruire le palais royal.
LE FEU VERT DU PARLEMENT POUR CETTE RECONSTRUCTION REMONTE À 2002, UNE ÉPOQUE OÙ L’ALLEMAGNE CHERCHAIT À RETROUVER SON IDENTITÉ
Mais le feu vert du Parlement pour cette reconstruction remonte à 2002, une époque où l’Allemagne cherchait à retrouver son identité après 45 ans de division. Berlin, qui n’a été le siège du gouvernement qu’en 1999, se réinventait en tant que capitale de la nation. Ce terrain, sur lequel le Palais de la République est-allemand a lentement été démantelé, était souvent décrit comme une « plaie ouverte ».
La décision de reconstruire le palais a été controversée, mais a incontestablement relevé d’un processus démocratique. À cette époque, le vaste débat sur les crimes commis à l’époque coloniale n’était pas encore lancé. « L’establishment politique n’avait pas encore engagé cette réflexion », rappelle Viola König, directrice du musée ethnologique de Berlin jusqu’en 2017. Cette dernière n’a commencé à aborder l’histoire coloniale du musée qu’au début des années 2000 et considère que « le Zeitgeist doit être avec vous pour que vous puissiez vous faire entendre ». Ce n’est qu’en 2018 que Monika Grütters a qualifié l’histoire coloniale de l’Allemagne d’« angle mort » dans l’engagement national à accepter son passé. À ce moment-là, le Forum Humboldt était presque terminé.
Hartmut Dorgerloh, le directeur du Forum Humboldt, a déclaré que la provenance était la priorité absolue du nouveau musée. « Nous travaillons avec les communautés d’origine, avec des experts internationaux et avec un public critique pour aborder ce sujet avec responsabilité », avait-il déclaré lors d’un entretien en 2018. L’équipe d’experts-conseils internationaux comprend l’archéologue kényan George Abungu, l’historien de l’art indien Jyotindra Jain et Lee Chor Lin, ancien directeur du Musée national de Singapour.
Le nouveau bâtiment est cependant le produit de cet « angle mort » diagnostiqué trop tard pour que les dommages puissent être réparés. C’est la relique non pas d’une seule, mais de deux époques révolues : celle du passé impérial et celle de la quête post-unification allemande d’une identité nationale.