De Julio Le Parc à Victor Vasarely, de Jean Tinguely à Nicolas Schöffer, de Carlos Cruz-Diez à Jesús-Rafael Soto, il n’est pas rare de croiser à la Villa Datris, depuis son ouverture en 2011 à L’Isle-sur-la-Sorgue, des œuvres de grandes figures de l’art cinétique et de l’art optique. Dès la deuxième exposition, « Mouvement et lumière », proposée en 2012 par Danièle Kapel-Marcovici et feu Tristan Fourtine, les fondateurs de ce lieu consacré à la sculpture contemporaine, les arts cinétique et optique éclairent, par l’effet d’émerveillement qu’ils suscitent immanquablement, l’ambition du site : une expérience sensorielle offerte aux visiteurs, en particulier à ceux que l’art contemporain a trop tendance à intimider ou à désarçonner.
« Malla ElectrocineticaIV me bouleverse par sa capacité à apaiser le regard. c’est une œuvre parfaite pour la méditation, elle procure un effet proche de la magie. »
Portée par une énergie à fleur de peau et une volonté antiélitiste de « faire partager son goût de l’art au grand public », Danièle Kapel-Marcovici fait de son tropisme cinétique le signe de son engagement dans la Fondation : « Ce que je cherche à faire ici, c’est simplement ouvrir l’accès à l’art, donner envie au grand public de regarder des œuvres contemporaines. » Sensible à la démarche des artistes cinétiques, réunis dans les années 1960 au sein du Groupe de recherche d’art visuel (GRAV), elle a fait de leur manifeste un principe directeur de sa Fondation : désinhiber le spectateur, le décontracter, déclencher chez lui une émotion directe, développer en lui une forte capacité de perception et d’action…
Depuis la première exposition jusqu’aux plus récentes (« De nature en sculpture », « Bêtes de scène », « Tissage Tressage », « Sculptrices », « Archi-sculpture », « Sculpture du Sud… »), Danièle Kapel-Marcovici a toujours tenu à exposer à la Villa Datris, logée dans une ancienne maison provençale de 500 m2, ces jeux de lumière, ces mobiles mus par le vent et l’air. Elle a cherché à « créer une véritable osmose entre le lieu et les œuvres– osmose particulièrement sensible dans le jardin au bord de la Sorgue, où les sculptures se nichent et s’intègrent naturellement ».
Une œuvre sensible
Plus encore que ses maîtres sud-américains (Soto, Cruz-Diez), c’est l’artiste vénézuélien Elias Crespin qui émeut Danièle Kapel-Marcovici au plus profond d’elle. Installé à Paris depuis 2008, Crespin imagine, dans la continuité de l’art cinétique, des sculptures en mouvement souvent composées de mailles métalliques modelées à la main, de fils presque invisibles reliés à des moteurs. Par une alchimie dont lui seul a le secret, ses sculptures se livrent à une sorte de danse, comme si les textures des matériaux et les esprits des machines touchaient la grâce d’un pur corps organique en transe. Dans une osmose entre art et science, entre formes géométriques et modèles d’ingénierie informatique, le sculpteur joue avec des formes, des objets et des formules mathématiques (avant d’être artiste, dès le début des années 2000, la programmation informatique le mobilisa durant vingt ans).
Danièle Kapel-Marcovici a repéré le travail d’Elias Crespin avec son mari, Tristan Fourtine, disparu en 2013 et dont le regard lui importait beaucoup. Comme une manière de rappeler que son goût pour l’art contemporain s’est « sculpté » à ses côtés. Avec lui, elle a tout découvert et tout imaginé, jusqu’à la création de la Fondation; sans lui, elle continue leur action, entourée d’une petite équipe – Stéphane Baumet, directeur du lieu et co-commissaire de la dernière exposition, « Recyclage Surcyclage », et la scénographe Laure Dezeuze. Son attachement à Malla Electrocinetica IV de Crespin procède ainsi beaucoup de son aventure intime. Car la force d’une œuvre d’art tient aussi à sa capacité à réanimer des affects, encapsulés en elle, à la fois comme la trace d’un passé enfoui et l’accélérateur des particules sensibles logées en soi, telles une blessure (un bonheur effacé) et une joie (un bonheur réactivé).
Autant que les souvenirs intimes qu’elles rallument en elle, les sculptures d’Elias Crespin touchent Danièle Kapel-Marcovici par leur puissance visuelle et sonore. « J’ai découvert Elias Crespin à la galerie Denise René [Paris], se rappelle-t-elle. En 2012, j’ai visité son atelier à Ivry-sur-Seine, contigu à celui de Miguel Chevalier. Mon mari et moi avons été happés par la force, à la fois très calculée et sensuelle, de ses pièces. La sculpture que j’ai acquise, Malla Electrocinetica IV, me bouleverse, par sa capacité à apaiser le regard. C’est une œuvre parfaite pour la méditation, elle procure un effet proche de la magie. »
Force en mouvement
Constituée de fils de cuivre, de plombs, de nylon, de plusieurs moteurs, de nombreuses petites graines qui évoquent des atomes et d’une interface électronique, la pièce trouble le regard. Elle joue de ses propres formes, se métamorphose au gré des fluctuations de ses composants, flotte tel un foulard de soie emporté par le vent. La sculpture, sans cesse renouvelée, n’existe pleinement que sous l’impact des éléments extérieurs (son, air, lumière…) pensés par l’artiste comme une force créatrice pure. Pour l’exposition des dix ans de la Fondation, l’an prochain, Danièle Kapel-Marcovici songe présenter cette œuvre de Crespin parmi toutes celles qui comptent pour elle et qui ont fait la notoriété de cette villa accueillante et gratuite (où sont organisés des ateliers, des conférences, etc.), symbole d’une vie d’engagements en faveur de la culture pour tous.
« Dès les années 1970, j’ai défendu l’accès à l’art et au spectacle vivant en animant une Maison de la jeunesse et de la culture, près de la porte de Montreuil [à Paris] », souligne-t-elle. Ce militantisme revendiqué la situe au croisement de plusieurs enjeux essentiels à ses yeux : le rôle de l’art dans la société, la créativité, la place des femmes dans la vie de la cité (elle a créé en 2006 une fondation soutenant les combats en faveur des femmes), la solidarité et la transmission. Le mécénat privé qu’elle opère via la Villa Datris, comme le mécénat public développé avec une autre collection d’art contemporain, Raja Art, rattachée au groupe Raja (leader européen de la distribution d’emballages, de fournitures et d’équipements de bureau), fondé par sa mère en 1954 et qu’elle dirige depuis les années 1980, traduisent un vrai tempérament : celui d’une femme qui place sa puissance là où celle-ci permet avant tout d’activer des formes de bien commun et de plaisir partagé. Ce qui la transporte, c’est de faire découvrir ses acquisitions plutôt que de les restreindre aux lieux clos de sa vie domestique.
Sans appartenir au sérail du monde de l’art (ni à celui du monde de l’entreprise, d’ailleurs), sans avoir emprunté les sentiers convenus de la formation aux métiers de critique, de conservateur ou de commissaire, Danièle Kapel-Marcovici a construit, au fil des années, en même temps qu’un goût et un regard, un espace ouvert aux possibles rencontres avec l’art contemporain. Dans sa Villa Datris, la présence des sculptures l’aide à rendre la vie, sinon plus intense, plus hypnotique, à l’image de l’œuvre d’Elias Crespin qui, dans la subtilité de ses agencements et la poésie de ses éclats, l’accompagne et l’inspire.
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Fondation Villa Datris pour la sculpture contemporaine, 7, avenue des Quatre-Otages, 84800L’Isle-sur- la-Sorgue.