La concordance des temps entre les nécessaires arbitrages du pouvoir législatif et les humeurs du pouvoir exécutif semble désormais ne plus répondre à une quelconque logique grammaticale. Depuis quelques mois, le premier est en passe de devenir le subordonné du second en matière de transferts de biens culturels. Le départ de la couronne du dais de la reine Ranavalona III vers Antananarivo (Madagascar), le soir même d’une séance publique au Sénat consacrée au projet de loi relatif au retour de vingt-six pièces du trésor d’Abomey et au sabre attribué à Omar Tall, sans concertation aucune avec les deux hémicycles, constitue ni plus ni moins qu’un coup de semonce sans précédent et fort dangereux. Car il ne s’agit plus, au regard de l’ampleur des revendications et de l’accélération du calendrier politique, d’un nouvel épiphénomène auquel les précédents présidents de la Ve République se sont adonnés au nom du jeu diplomatique, ni de la mise en œuvre encadrée d’une obligation issue du droit international, à l’instar des dispositions de la Convention de l’Unesco de 1970.
Pouvoirs législatifs
Pour autant, la mise à mal incidente du principe cardinal de l’intangibilité des collections publiques, engendrée par une approche renouvelée des relations culturelles et diplomatiques avec l’Afrique subsaharienne, a connu une tentative d’amendement au Sénat. Mais les chances de succès attachées à la création d’un « Conseil national chargé de réfléchir aux questions de circulation et de retour d’œuvres d’art extra-occidentales », garde-fou scientifique contre le fait du prince, sont illusoires face à l’opposition gouvernementale. Le temps long du débat et de la concertation ne peut se conjuguer au temps court de l’action politique. Le temps long de la recherche de provenance et de la discussion historique non plus.
Juridiquement, la mise en œuvre du transfert des biens culturels visés par une loi spécifique semble constituer la seule solution adaptée. Et sa mobilisation, lors de la restitution de la dépouille de Saartjie Baartman à l’Afrique du Sud (2002) et des têtes maories à la Nouvelle-Zélande (2010), donna lieu à une adoption à l’unanimité par le Sénat et l’Assemblée nationale des lois correspondantes, permettant le déclassement de ces restes humains intégrés aux collections publiques. La suspicion désormais nécessairement attachée à la politique de transfert au profit de pays tiers réside avant tout dans le dépôt préalable des objets et œuvres concernés au sein d’institutions d’accueil, la représentation nationale n’ayant alors vocation qu’à acter la manœuvre politique.
Le temps long du débat et de la concertation ne peut se conjuguer au temps court de l’action politique
Et celle-ci est régulièrement l’objet de critiques, fondées tant sur l’attribution de telle ou telle œuvre à un pays dont les frontières sont l’héritage du même passé colonial au nom duquel le transfert est envisagé, que sur leurs futures conditions de conservation. Aussi légitimes soient-elles, ces critiques ne peuvent prévaloir en elles-mêmes sur la légitimité des revendications des pays concernés. Seule doit être combattue ici la légitimité du procédé répété par le pouvoir exécutif de cantonner la représentation nationale à homologuer a posteriori un retour déjà opéré par le biais d’un dépôt de longue durée, sans qu’une telle opération ne soit encadrée par des considérations autres que diplomatiques.
Craintes et crispations
Or, c’est bien cette notion de légitimité qui semble cristalliser tout à la fois le débat et les craintes que celui-ci suscite, que ces craintes portent sur le sort des collections des institutions nationales ou sur celui des collections privées. Au regard du postulat et de la tonalité du rapport Savoy-Sarr relatifs aux conditions d’acquisition sur le continent africain, il serait parfaitement naïf d’affirmer que la dynamique actuelle n’imprégnera pas le marché de l’art français, tant les conclusions du rapport furent très favorablement accueillies au-delà des frontières nationales. En effet, toute transaction passée serait suspicieuse, le parti pris adopté étant celui d’une nécessaire asymétrie entre le vendeur et l’acheteur, ce qui rend corrélativement l’acquisition illégitime et consécutivement illégale en l’absence de l’existence d’un « juste prix ».
Une « précolombiennisation » de ce segment dynamique du marché de l’art est ainsi à craindre et présente quelques signes avant-coureurs. Premier phénomène, la revendication nationale absolutiste, illustrée ici par les déclarations dès novembre 2018 du ministre de la Culture du Sénégal, demandant la restitution de « toutes les œuvres identifiées comme étant celles du Sénégal ». Deuxième phénomène, la perturbation politique ou militante du marché, illustrée ici par le retrait, à la demande du ministère de la Culture et sur intervention de l’ambassade du Bénin, d’une trentaine de pièces d’une vente aux enchères publiques, à Nantes, en mars 2019. La parole avait été donnée avant le début des enchères au porte-parole de l’association Afrique Loire. Un glissement de ces revendications vers les prétoires n’est pas à exclure, malgré les faibles chances de succès pour des pièces à la traçabilité irréprochable. Troisième phénomène, la crispation du marché, les vendeurs et les acheteurs craignant de se voir exposés à des revendications médiatisées, et ce, quels que soient l’origine de l’objet concerné, son pedigree et ses conditions initiales d’acquisition.
La conjugaison de ces trois phénomènes à l’initiative des pays d’Amérique du Sud avait profondément affecté le marché français à l’orée des années 2000 et semble connaître un nouvel élan ces derniers temps. Pareille conjugaison à l’initiative de pays d’Afrique subsaharienne rencontrerait une résonance décuplée en raison des liens historiques de ces pays avec la France et de la position diplomatique aujourd’hui adoptée. Et à terme, ce seront les collections nationales qui en pâtiront, les acteurs de ce marché étant les premiers contributeurs à l’enrichissement des musées.