Manet and Modern Beauty : the Artist’s Last Years (Manet et la beauté moderne : les dernières années de l’artiste) est le titre d’un catalogue d’une exposition présentée à l’Art Institute de Chicago et au Getty Museum de Los Angeles, qui s’est achevée au début de l’année. Comme l’explique l’essai d’ouverture, le catalogue se concentre sur la production de Manet au cours des dernières années de sa vie, pendant lesquelles le peintre s’est tourné vers des sujets et des styles plus « jolis », plus « frivoles » et plus « galants », mettant en scène des jardins, des natures mortes, la féminité à la mode et l’accent sur la dimension décorative. Les commissaires soutiennent que cette « féminisation » de la pratique de Manet, sous-explorée, voire ignorée, dans la littérature savante et l'histoire de l’art moderne, constitue une nouvelle vision de la beauté moderne qui contraste avec la santé fragile et la souffrance physique du peintre. Comme l’affirme l’un des essais, la « position héroïque de Manet dans l’histoire de l’art s’accorde étrangement avec le style désinvolte de ses œuvres tardives » — une ambiguïté que le catalogue s’attache à explorer.
L'ouvrage représente un important travail d’érudition, comprenant sept essais, une analyse du tableau Jeanne, ou Le Printemps, peint en 1882 et conservé au Getty Museum, et une sélection de lettres de Manet en français et en traduction anglaise. En outre, chacune des œuvres exposées est reproduite et fait l’objet d’une notice complète.
LE MANET TARDIF S’EST TOURNÉ VERS DES SUJETS ET DES STYLES PLUS « JOLIS », PLUS « FRIVOLES » ET PLUS « GALANTS »
L’essai de Scott Allan, Faux-Frère: Manet and the Salon, 1879-82 (Faux-Frère : Manet et le Salon, 1879-82), met en évidence les complexités et les ambiguïtés des œuvres tardives de Manet exposées au Salon, alors que le peintre scandaleux des années 1860 accédait à la reconnaissance et que l’ancien paria se muait en artiste officiel ; Jeanne et Bar aux Folies-Bergère (1882), toutes deux exposées au Salon de 1882, incarnent ces ambiguïtés, mais ne sont pas les seules. L’essai d’Helen Burnham explore l’intérêt de Manet pour la Parisienne (vers 1876) au cours de ces années, alors que le peintre évolue entre l’artificiel et le naturel, la tradition et le nouveau système de la mode.
Dans All the World’s a Stage: Manet’s Images of Model-Actresses (Le monde entier est une scène : les images des actrices-modèles de Manet), Leah Lehmbeck se concentre sur les images d’actrices de Manet en tant qu’études de l’artifice et de l’art : des tableaux tels que Nana (1877) ou L’Automne ou Portrait de Méry Laurent (1882), où le modèle apparaît dans un environnement de couleurs, de textures et d’accessoires, servent de médiateur entre la vie et l’art, le monde et l’atelier, le réel et l’imaginaire. Gloria Groom poursuit cette idée dans son texte sur les arrière-plans de Manet, en montrant comment ceux des œuvres tardives compliquent les distinctions entre privé et public, homme et femme, narratif et décoratif, la ville et l’atelier.
Un essai fascinant d’Emily Beeny retrace les influences antérieures sur les derniers portraits et natures mortes du peintre. L'auteure affirme que ces œuvres présentent un Manet « rococo », moins le peintre radical héroïque des années 1860 et 1870 qu’un homme de la bonne société, concentré sur des sujets « légers » tels que les femmes, la mode et la décoration. Elle démontre l’importance du renouveau rococo pour Manet, qui, en visitant des expositions et des collections privées, copiait des œuvres de Watteau, Fragonard, Boucher et autres, puis les « imitait » ou les « citait » dans ses propres compositions. Par exemple, une excellente analyse de La Brioche (1870) montre comment l’œuvre fait référence à trois célèbres tableaux de Chardin exposés à la galerie Martinet (1860) et chez Louis La Caze, à Paris. Et, comme le montre Emily Beeny, Manet était peut-être plus « rococo » encore lorsqu’il « délaissait » ses modèles en tant que modèles, intégrant leur « intimité et leur fraîcheur ».
UN MANET « ROCOCO », CONCENTRÉ SUR DES SUJETS « LÉGERS »
Carol Armstrong propose un texte portant sur les « petits riens » de Manet — ses lettres illustrées — qui témoignent de l’utilisation par le peintre de l’image et de l’écrit comme métaphore de l’échange, du dialogue et du relationnel. Bridget Alsdorf tente d’associer les peintures de fleurs de Manet à la poésie baudelairienne des Fleurs du mal, mais elle reconnaît ouvertement la différence entre le « réalisme macabre » de Baudelaire et la « gentillesse » de Manet. Son analyse apporte cependant une nouvelle pierre à l’idée, admise de longue date, de l’influence de la conception de l’art de Baudelaire sur Manet.
La publication d'une sélection des lettres de Manet par Samuel Rodary est la bienvenue, même si la correspondance du peintre est loin de constituer un chef-d'œuvre de la littérature. Ce catalogue ouvre donc indéniablement de nouvelles perspectives sur l'art d'Édouard Manet.
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Scott Allan, Emily Beeny et Gloria Groom, Manet and Modern Beauty: the Artist’s Last Years, J. Paul Getty Museum éditions, 400 pages, 65 dollars.
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Michèle Hannoosh est professeure de français à l’Université du Michigan. Elle a publié l’édition française du Journal de Delacroix (2009) et une traduction anglaise des carnets marocains de Delacroix ainsi que Jules Michelet: Writing Art and History in Nineteenth-Century France.