En licence à Paris-4, Augustin David demande aux professeurs s’il peut accompagner de croquis les textes de ses copies. La question ne surprendrait pas si elle émanait d’un étudiant ayant fait ses classes aux Beaux-Arts. Elle est plus étonnante pour un licencié de droit qui a bénéficié d’une passerelle en s’imaginant qu’une carrière de commissaire-priseur le comblerait. Diplômé en pleine chute de Lehman Brothers, il prend rapidement conscience que sa soif de découvertes ne serait pas asséchée dans une étude ou, du moins, que ce rapport aux objets ne lui sied guère. Pendant six ans néanmoins, il profite du confort d’un poste dans l’une des toutes premières structures de vente en ligne pour peaufiner son projet de galerie.
Réfléchir à la notion de « forme simple »
« En 2013-2014, j’ai décidé de construire des expositions virtuelles associant une quête de pièces et une enquête. En cohérence avec mes questionnements sur les valeurs et les travers du monde de l’art, je voulais “désocler” les pièces, revenir à l’essence de l’œuvre, à l’espace de vérité qui est au cœur de l’idée d’art, renouer avec l’usage, avec la puissance déposée dans les choses par celles et ceux, connus ou anonymes – oubliés devrait-on dire plus justement –, qui savaient “vivre l’art” et véhiculer cette idée à mes yeux essentielle : l’art, dans les vies qui l’animent, cesse d’être affaire de production matérielle, il devient magie de faire exister différemment le monde. »
Passionné par le cinéma de Guy Debord et par les écrits de Giorgio Agamben, auquel il est venu après Walter Benjamin, Augustin David entremêle sur le site Internet de la galerie Stimmung – « cette notion intraduisible que la philosophie allemande a auréolée »– les textes de ses expositions, des articles scientifiques à propos de tel ou tel groupe de potiers et des écrits plus personnels, à dimension philosophique. Grâce à ce dernier volet, que les autres marchands regardent du coin de l’œil, il a pu rencontrer tout un pan de sa clientèle, venue aux objets par des accointances littéraires ou philosophiques. En parcourant le site, difficile de s’étonner qu’il ait refusé d’entrer chez Sotheby’s !
« Forme(s) simple(s) », le cycle de recherches et d’expositions qu’il poursuit à l’hiver 2020-2021 et qui fait écho à une exposition de Jean de Loisy au Centre Pompidou-Metz en 2014, est conçu comme une invitation à réfléchir sur les acceptions du mot « simple » et, surtout, sur ce qui n’est pas encore une œuvre d’art tant que l’on n’en fait pas une – d’où la présence de vases japonais en sections de bambou et, surtout, de « chefs-d’œuvre ordinaires de l’art populaire ». S’il ne devait retenir qu’une œuvre, Augustin David choisirait d’ailleurs la Coupe monoxyle normande en noyer du XIXe siècle. « Elle reflète toute l’intelligence de la personne qui a capté les propriétés et les possibilités de ce bout de bois. Elle est respectueuse de la matière qu’elle sublime en donnant à voir la beauté cachée de cette chose par un travail de ciseau à bois et de lecture du bois (comment le découper au bon endroit et choisir la bonne matière) ».
L’œuvre d’art n’est pas seulement le fruit d’un savoir-faire ou du regard du spectateur qui lui prodiguerait un statut particulier : elle est « auréolée », au sens de Walter Benjamin. Les valeurs du marché de l’art traditionnel sont ici « désactivées ». Certes, de nombreux objets sont vendus à des prix très accessibles – la gamme de prix oscille entre 300 et 6000 euros –, mais ce pas de côté ou le passage par la pensée qui accompagne chacun d’eux n’irait peut-être pas de soi sur un autre marché, où l’anonymat serait perçu négativement. Aujourd’hui, il est de plus en plus fréquent pour les initiés d’identifier un vase ou une coupe sur la table basse d’un collectionneur en mentionnant simplement le nom de la galerie Stimmung – une jolie facétie de l’histoire. L’intéressé n’est pas tout à fait à l’aise avec cette remarque, qui va à l’encontre de ses principes, mais difficile de nier le phénomène.
Une envie de vivre autrement
S’il continue à réaliser des inventaires, Augustin David consacre une large part de son temps à la recherche. Son article « Chacun est le collectif, l’art populaire des potiers d’Accolay (1945-1989) », qui fait aujourd’hui référence, en est exemplaire. Le spécialiste de céramique a retracé le parcours de quatre jeunes hommes de Saint-Germain-des-Prés partis se mettre au vert près de Vézelay, pour fuir le Service du travail obligatoire (STO). Juste après la guerre, ils fondent une communauté dans le village d’Accolay, où ils se sont installés, et décident que chaque pièce de poterie réalisée sur place en prendra le nom, l’ego individuel disparaissant. Les quatre fondateurs ont aujourd’hui disparu, mais Augustin David a récolté les témoignages de ceux qui les avaient côtoyés et réuni un corpus de près de deux cents pièces, qui pourrait un jour donner naissance à un ouvrage.
S’il mène à présent tambour battant la même quête autour de céramistes flamands dont les travaux font écho aux recherches d’Henry Van de Velde ou de l’école de La Cambre, une production d’atelier qui n’a jamais pris une envergure industrielle, l’une de ses céramiques de prédilection est signée Jean Mégard. L’un des rares céramistes du groupe Espace, la communauté « d’esprit » fondée après-guerre par l’architecte André Bloc. Face à un Vase ansé de 1952, Augustin David est intarissable. «J’aime profondément cette pièce, l’équilibre étonnant entre sa forme, assez simple, et les teintes corbuséennes des émaux qui la subliment. J’adore son bleu outre-mer velouté, presque un bleu Klein, accolé à ce jaune tendre, crémeux, à ce rouge hésitant et vibrant, tous magnifiés par ce bandeau terracotta qui donne une force tranquille à cette sculpture. »
« l’art, dans les vies qui l’animent, cesse d’être affaire de production matérielle, il devient magie de faire exister différemment le monde. »
S’il fallait chercher un dénominateur commun aux différentes pièces présentées sur le site de la galerie Stimmung, peut-être serait-ce dans la trajectoire de leurs créateurs. Tous ou presque ont choisi l’artisanat par conviction, mais aussi par envie de vivre autrement – un peu comme Augustin David au fond. Le tropisme japonais n’est jamais loin non plus, puisque chaque exposition associe quelques objets de la culture nippone aux créations françaises ou belges. L’un des objets les plus fascinants est peut-être le crochet de crémaillère jizaikake, un chef-d’œuvre Mingei de l’époque d’Edo déniché il y a une douzaine d’années dans une brocante à Limoges. « À l’époque, je n’ai rien reconnu en le voyant sinon une beauté simple. J’ai été touché par cette masse de bois patinée, ces marques de cordage qui m’évoquaient une commissure, un pli charnel. Plus tard, en découvrant des artisanats du Japon, j’ai compris que ce crochet de poutre faîtière que l’on trouvait dans les maisons traditionnelles japonaises servait de support à la crémaillère, au centre du foyer. Son envoûtante patine est donc une macule de fumée, une trace que le temps et l’atmosphère ont mise sous mes yeux émerveillés. »
Depuis, Augustin David a ajouté une corde à son arc en devenant l’un des spécialistes français de la vannerie japonaise. «Je suis parti des grès japonais, au même titre que pour l’Art nouveau finlandais ou les grès anciens du Berry, et, chemin faisant, j’ai découvert d’autres formes d’art nippon utilisées dans les mêmes espaces que celui de la céramique, notamment les vases et paniers liés au monde du thé. En réunissant une documentation iconographique ancienne, je me suis fait un œil, jusqu’au jour où j’ai commencé à dénicher ces paniers dans des vide-greniers en France. D’abord incrédule, car j’ignorais encore que ces pièces avaient beaucoup circulé entre 1880 et 1940, j’ai compris que je pouvais en trouver à condition de faire preuve de patience. J’ai constitué pas à pas une collection de pièces anciennes qui distillent ce que je cherche à arpenter avec la galerie Stimmung. Ce sont des merveilles de virtuosité et d’humilité qui ne laissent presque personne indifférent. »
Qu’il parle de la patine couvrant les coupes de tabletterie de l’après-guerre ou des kagoshi (maîtres vanniers nippons), Augustin David est en train de faire école. Il n’a que 37 ans, et il y a fort à parier que les centaines d’objets de sa galerie dispersés aujourd’hui chez les amateurs parisiens feront de nouveaux émules.