« Ecco » ! Tel est le titre choisi pour ce millésime résolument pluridisciplinaire, qui mêle peinture, sculpture, photographie, architecture, histoire de l’art, composition musicale et littérature. C’est aussi le titre de la revue collective, sous la forme d’une publication numérique mensuelle (ecco-revue.com) conçue par les pensionnaires. L’exposition de fin d’année, qui s’inscrit dans cette dynamique collaborative, née du désir et des projets de cette « communauté provisoire », selon les termes de la commissaire Laura Cherubini, s’accompagne d’un livre d’artistes rassemblant une sélection de travaux des pensionnaires.
« Qu’est-ce qu’une résidence d’artiste au XXIe siècle ?, interroge Sam Stourdzé, le nouveau directeur de l’Académie de France à Rome, lui-même ancien pensionnaire de la Villa Médicis. Voulue par Colbert il y a 350 ans pour accueillir des créateurs, l’Académie de France à Rome avait pour but de leur permettre de copier l’Antique avant de rentrer en France pour répondre à des commandes. Vous imaginez bien qu’aucun artiste contemporain n’ambitionne de venir à Rome pour copier les marbres et l’architecture classique en vue de devenir un artiste officiel. Sinon, on aurait des créateurs pour chaque rond-point de France et de Navarre ! Nous ne sommes pas une résidence de production ; nous offrons pendant un an, avec une bourse, un temps désintéressé, même si l’exposition de fin d’année présente un fragment du travail réalisé. La plupart de ceux qui passent du temps ici rechargent leurs batteries, leur inspiration pour les dix ans à venir. Ils postulent avec un projet, qu’ils réalisent ou pas. Ils s’influencent, se nourrissent réciproquement. Où ailleurs peuvent se côtoyer, pendant un an, des plasticiens, des architectes, des compositeurs, des historiens de l’art, des écrivains ? Cette exposition et la revue sont le fruit de collaborations, de rencontres fertiles. Lorsque j’ai moi-même été pensionnaire à la Villa Médicis, cela a changé ma vie. Cela a été un moment de bascule. On est à la fois protégé, libre de travailler, et dans une parenthèse enchantée qui sert de tremplin, de mise en orbite avant de retourner à la vraie vie. Avec nos partenaires, nous avons en ce sens mis en place un dispositif d’accompagnement financier d’un futur projet pour nos pensionnaires. »
Le parcours s’ouvre avec l’installation de photographies Comment un petit chasseur païen devient Prêtre Catholique de Georges Senga, qui retrace l’histoire de Bonaventure Salumu, prêtre congolais décédé en 1989, marié et père d’une fille. Cette dernière a confié à l’artiste les diapositives de photographies prises lors de ses voyages entre l’Afrique et l’Europe.
En face, un ensemble de sculptures de Mathilde Denize, diplômée des Beaux-arts de Paris en 2013 et finaliste du prix des Amis du Palais de Tokyo en 2020. En assemblant peintures, objets trouvés dans l’atelier et pièces de métal, ses mises en scène composent une archéologie contemporaine, pensée avec une économie de moyens. « L’installation a évolué en fonction de l’espace, c’est très en mouvement », confie-t-elle.
LA PÉTULANTE APOLONIA SOKOL A INVITÉ L’ARTISTE ROMAINE LULÙ NUTI À EXPOSER DEUX DE SES SCULPTURES
Dans une petite salle adjacente, Félix Jousserand, poète qui vit et travaille à Montpellier, pionnier de la scène « slam » française dans les années 2000, s’est interrogé sur la manière de traduire un art oral dans une proposition plastique. En résultent une pièce sonore et des linogravures de textes exposées au mur. « Il fallait trouver la forme la plus simple, partir du manuscrit pour reproduire mes textes, créer une expérience graphique », explique-t-il.
Dans la salle de cinéma, Adila Bennedjaï-Zou raconte une autre histoire. En 2001, la scénariste et documentariste prenait part au contre-sommet du G8 à Gênes. Sa création visuelle et sonore, intitulée Moments de Gênes, entremêle des témoignages audios de personnes ayant vécu les événements avec son propre récit, le tout intercalé d’images d’archives personnelles. Et de citer Orson Welles, qui « disait que le plus grand écran est entre nos deux oreilles. J’avais envie que les gens s’assoient et imaginent cette histoire. » Une pièce intimiste, touchante.
Restauratrice de livres, de dessins et estampes, Coralie Barbe a interviewé seize artistes autour du thème du carnet. Elle en a tiré un recueil intitulé Au sens large, « un témoignage sur la façon dont les artistes utilisent aujourd’hui cet objet ».
Dans un recoin discret, la compositrice japonaise Noriko Baba a créé un carillon reproduisant les cris d’oiseaux peints par Jacopo Zucchi sur la voûte du studiolo qui abritait, dit-on, les amours cachés du cardinal Ferdinand de Médicis – un secret bien gardé, comme le fabuleux bestiaire, niché au sein du pavillon dans les jardins de la Villa.
ANNE-JAMES CHATON S’INTÉRESSE AUX RESSORTS POÉTIQUES OU FICTIONNELS DE L’ÉCRITURE
Elle aussi diplômée des Beaux-arts de Paris, passée par New York et Los Angeles (où le peintre Henry Taylor a peint son portrait), la pétulante Apolonia Sokol, très inspirée par les théories éco-féministes, expose Sabbath, une toile déjà vue à la Villa Arson dans l’exposition « Tainted Love / Club Edit » en 2019. En regard, elle a invité l’artiste romaine Lulù Nuti à exposer deux de ses sculptures.
Plus loin, une salle dévoile une scénographie dense en images conçue par Alice Dusapin. Depuis 2017, l’éditrice et chercheuse indépendante mène une recherche sur le physicien, éditeur (de Henry Miller, notamment), artiste et poète américain Bern Porter (1911-2004), dont elle rédige actuellement – après lui avoir consacré plusieurs expositions – la première monographie/biographie, à paraître fin 2022 aux éditions Daisy en partenariat avec la Villa Médicis. Pour ce faire, elle s’envolera l’an prochain pour Los Angeles, afin de répertorier, dans le cadre d’une bourse de recherche, le fonds d’archives de Mail Art de l’auteur prolifique de poésie visuelle et sonore, conservé au Getty Research Institute. Enregistrements, collages, livres, textes et documents révèlent ici un univers inclassable.
Sur l’un des murs du grand escalier, l’historien de l’art Gaylord Brouhot présente en photographie une recherche sur le détail dans les costumes, visant à démontrer le lien entre la mode mise en scène sur les portraits de Christine de Lorraine et de Marie de Médicis et la fabrique d’une image médiatique – ce que l’on appellerait aujourd’hui un marketing de luxe.
Le sculpteur Jacques Julien, après avoir reconstitué son atelier au FRAC Normandie, site de Caen, dans l’exposition « Senza fine », préparée depuis la Villa Médicis, s’est posé la question : «Que reste-t-il à montrer une fois que tout est parti ? ». Dans cette logique, il expose ici Samples, une série de pièces produites sur une structure de poutres exclusivement avec des « ruines de sculptures, des chutes organisées, trouvées dans la jolie solitude de l’atelier; des expériences empiriques plutôt que des projets prémédités ».
Simon Boudvin, ancien élève aux Beaux-arts de Paris dans l’atelier de Giuseppe Penone et à l’école d’architecture de Paris-Malaquais, enseignant à l’École nationale supérieure de paysage, a emprunté une chaise à l’un des jardiniers de la Villa Médicis. Son bois est celui d’un ailante, appelé « albero del paradiso » [arbre du paradis] en italien – une espèce exotique considérée comme envahissante – sur lequel il a écrit un livre érudit (Ailanthus Altissima, une monographie située de l’ailante, aux éditions B42). Il présente ici les fragments d’un arbre abattu sur le Corso Trieste, comme le sont actuellement à Rome de nombreux pins décimés par la cochenille-tortue. Un désastre pour ce symbole de la Ville éternelle, « dont l’aménagement urbain a été pensé sous le régime fasciste en mono-espèce, véritable couloir pour la propagation des épidémies ». Disposés sur le sol, les morceaux évoquent les tronçons de colonne d’un monument effondré.
Les architectes Alice Grégoire et Clément Périssé ont fourbi leurs armes chez OMA/Rem Koolhaas. Cofondateurs de Cookies, une agence d’architecture et de design spécialisée dans les projets culturels, basée à Rotterdam, ils ont voulu profiter de cette résidence pour envisager différemment leur pratique « en l’observant du point de vue de la matière ». «On travaille aujourd’hui avec des matériaux standardisés, expliquent-ils. Nous avions envie de nous intéresser à la trajectoire du matériau architectural en partant de son origine, son environnement naturel, jusqu’à sa mise en œuvre. D’abord, à l’échelle du territoire, en partant explorer chaque semaine des régions différentes, en visitant des villages, des carrières; puis à l’échelle du détail, en fabriquant des prototypes qui exploitent les propriétés de ces matériaux ». Le duo s’est focalisé sur les minéraux et la terre, donnant naissance à un module de façade émaillée, propice au rafraîchissement naturel du bâtiment, ainsi qu’à un prototype en terre cuite de colonne, tous deux réalisés avec des artisans céramistes romains.
DISPOSÉS SUR LE SOL, LES MORCEAUX D’ARBRE ABATTU ÉVOQUENT LES TRONÇONS DE COLONNE D’UN MONUMENT EFFONDRÉ
Anne-James Chaton s’intéresse quant à lui aux ressorts poétiques ou fictionnels de l’écriture. Qu’il s’agisse de sa série Fictions à partir de simples documents ou de la réjouissante Rouleaux, véritable petite fabrique de littérature au moyen d’une imprimante de ticket de caisse, soit sept grands textes (comme les sept collines romaines) : La Divine comédie, le Manifeste du futurisme… imprimés sur des rouleaux mesurant 80 mètres de long. Avec ses Muséographies, il expose, agrandies, des œuvres d’art imprimées sur les billets d’entrées des musées.
Le projet d’Estefanía Peñafiel Loaiza, diplômée des Beaux-arts de Paris et nommée au Prix Fondation d’entreprise Ricard en 2019, s’intitule Carmen (sopralluoghi). Il prend pour point de départ l’histoire de Myriam, sa tante. Après s’être engagée auprès d’un groupe armé révolutionnaire dans les années 1980 en Équateur, la jeune femme prit pour nom de guerre Carmen. Contrainte de cacher son activité clandestine, elle expliqua à ses proches être partie étudier en Europe – à Rome, probablement. Ce voyage imaginaire, elle le raconte au fil des lettres qu’elle envoie à sa famille, avant de disparaître. L’installation multimédia mêle documents, textes et images, et dresse sous la forme d’un journal de bord le récit du voyage que l’artiste a mené à Rome sur les pas de quelques fantômes – les personnes que « Carmen » aurait pu y rencontrer, les lieux possiblement visités, les œuvres d’art découvertes ici et là. Une quête éminemment onirique et sensible.
LES ARCHITECTES ALICE GRÉGOIRE ET CLÉMENT PÉRISSÉ SE SONT INTÉRESSÉS À LA TRAJECTOIRE DU MATÉRIAU ARCHITECTURAL EN PARTANT DE SON ORIGINE NATURELLE, JUSQU’À SA MISE EN ŒUVRE
Pour finir, changement de décor dans les entrailles de la Villa Médicis. Dans la grotte obscure (et humide!) de l’ancienne citerne, le compositeur d’origine argentine Fernando Garnero, formé notamment à l’Ircam, présente un projet de musique hybride décoiffant, Musique au-delà du son. Superposée aux images en noir et blanc d’un film d’époque, une bande-son digne du Psyché Rock de Pierre Henry produit une collision du plus bel effet. Atmosphère « grotesque » garantie…
On pourra compléter avantageusement la visite de l’exposition des pensionnaires par le parcours confié à Mircea Cantor, invité à présenter plusieurs œuvres dans le cadre d’Art Club #32, sous le commissariat de Pier Paolo Pancotto. Flag (2017) flotte au-dessus de la Loggia principale; les mots Ciel variable (2007-2021), tracés dans la fumée d’une bougie, apparaissent sur le plafond de la Loggia Balthus; un film inédit tourné à Rome est montré dans l’ancien atelier du peintre et directeur de la Villa Médicis; d’autres œuvres vidéos sont installées dans différents espaces des jardins Renaissance. Sur le sol du fameux studiolo de Ferdinand de Médicis, l’artiste a disposé une palette en bois peinte, intitulée Empire of all poetical encounters (2017-2021). Enfin, son relief en plâtre Homo homini lupus (2021) fait écho aux moulages de la colonne Trajane, conservés dans la Gypsothèque.
« Ecco. Exposition annuelle des pensionnaires de l’Académie de France à Rome », du 18 juin au 8 août 2021. « Mircea Cantor. Art Club #32 », jusqu’au 19 septembre. Académie de France à Rome - Villa Médicis. Viale della Trinità dei Monti 1, Rome, Italie.