L’été 2020 a été, à peu près partout, une période délicate pour les statues. Dans le sillage du meurtre de George Floyd à Minneapolis le 25 mai, des statues du monde entier, du Groenland à la Nouvelle-Zélande, qui avaient un rapport plus ou moins lointain avec les injustices coloniales ou raciales, ont vu leur cartel réécrit, ont été défigurées, déboulonnées ou tout simplement détruites. Cette vague d’iconoclasme mondial sans précédent nous a tous obligés à nous demander pourquoi nous érigeons des statues et pourquoi nous décidons de temps en temps de les changer. Le spectacle d’une figure humaine, humiliée, attachée et traînée dans les rues avant d’être jetée dans le port de Bristol nous a rappelé à tous le pouvoir émotionnel unique d’une statue – il s’agit, après tout, de l’image d’un autre être humain, même si Colston était aussi un marchand d’esclaves.
LA VAGUE D’ICONOCLASME MONDIAL NOUS A OBLIGÉS À NOUS DEMANDER POURQUOI NOUS ÉRIGEONS DES STATUES
Depuis plus de 200 ans, nous écrivons notre histoire sur la place publique en érigeant des portraits de grandes figures du passé. C’est du moins ce que l’on affirme souvent. Mais les statues nous disent généralement moins ce qu’ont fait les personnes figurant sur les socles que ce que nous, les gens qui les ont placées là, voulons que notre société devienne. Nous honorons des hommes politiques ou des inventeurs, des saints séculaires ou des soldats victorieux pour encourager les autres à suivre leur exemple. Avec les statues, nous écrivons moins notre histoire imaginée que nos espoirs pour l’avenir. Nos préoccupations et nos priorités changent, tout comme nos statues.
AVEC LES STATUES, NOUS ÉCRIVONS MOINS NOTRE HISTOIRE IMAGINÉE QUE NOS ESPOIRS POUR L’AVENIR
L’iconoclasme est un vandalisme qui a un but noble, du moins c’est ainsi que les iconoclastes le voient. Que ce soient les réformateurs protestants de l’Europe du Nord au XVIe siècle, les révolutionnaires français et russes, les talibans détruisant les bouddhas de Bâmiyân, tous ces gens s’en sont pris aux symboles publics des « erreurs » du passé afin de permettre à la société de repartir sur ce qu’ils croyaient être une base morale plus saine. De même, en Europe de l’Est, après 1989, les statues de Staline et de Lénine ont été rapidement déboulonnées. Pour emprunter un terme de l’économie capitaliste, ce genre de renversement de statue est une « destruction créatrice », la condition préalable nécessaire à une croissance nouvelle et meilleure. Telle était la rhétorique de l’été 2020.
Tout au long de la période estivale, l’attention des médias s’était inévitablement focalisée sur le déboulonnage de la statue de Colston à Bristol, au Royaume-Uni, ou sur les généraux confédérés retirés de leurs socles dans le Sud des États-Unis. Plus au nord du pays, cependant, la plupart des actions hostiles se sont concentrées non pas sur les monuments liés à l’esclavage ou à la guerre civile, mais sur les statues omniprésentes de Christophe Colomb.
Pourquoi ? L’idée de faire de l’aventurier génois un héros national américain est apparue puis a été vigoureusement promue dans les années 1880 et 1890. L’objectif principal était de redorer le statut des Italo-américains, méprisés par l’establishment WASP (White Anglo-Saxon Protestant) et victimes d’une discrimination soutenue. La nation était exhortée à honorer l’homme – l’homme italien – qui avait ouvert un monde d’opportunités et de liberté pour les opprimés d’Europe. Mais à la fin du XXe siècle, la figure qui semblait autrefois unir la communauté nationale était devenue une source de division. La nation réunissait désormais bien plus que des immigrants européens en quête de vie, de liberté et de bonheur : sa compréhension d’elle-même en était venue à englober les perspectives très différentes des Afro-américains et des Amérindiens. Pour ces derniers en particulier, Christophe Colomb ne représentait ni opportunité ni liberté : il était simplement le premier Européen à les avoir opprimés, l’initiateur de leur expropriation et de leur décimation.
Les partisans de ce point de vue ont fait valoir pendant des années que la célébration sans réserve de Christophe Colomb dans le domaine public n’était plus acceptable. Leur campagne avait connu un succès limité. Mais en 2020, elle a décollé. En l’espace d’une semaine (du 9 au 16 juin), des statues de Christophe Colomb ont été renversées ou officiellement retirées à Boston (Massachusetts), Richmond (Virginie), St Paul (Minnesota), Houston (Texas), Wilmington (Delaware), Detroit (Michigan), Hartford et New Haven (Connecticut), St Louis (Missouri) et Sacramento (Californie). Dans les semaines qui ont suivi, le même schéma s’est répété dans d’autres villes des États-Unis.
Chacun de ces assauts contre Christophe Colomb avait bien sûr sa propre dynamique locale, mais derrière se cachait une question centrale : peut-on, dans les États-Unis tels qu’ils s’imaginent aujourd’hui, célébrer l’arrivée des Européens en Amérique sans reconnaître – et d’une certaine manière sans montrer – les conséquences tragiques pour ses premiers habitants ?
Colston a été honoré dans le Bristol victorien, en Angleterre, non pas en tant que marchand d’esclaves prospère, mais en tant que modèle à suivre pour inciter les riches citoyens à apporter leur soutien à la bonne cause dans la ville comme il l’avait fait, quelle que soit l’origine de leur richesse. Mais le Bristol de 2020 était également préoccupé par les injustices et les inégalités persistantes héritées de l’esclavage, toujours très présentes aujourd’hui. Où se trouvait l’autre version de l’histoire dans cette statue ? Les tentatives pour l’inscrire sur le socle n’ont pas abouti. Comment faire face à des monuments dont on considère aujourd’hui qu’ils ne traitent et ne célèbrent qu’un seul aspect d’une histoire commune douloureuse ? Faut-il deux statues, ou aucune ? Ou y a-t-il une autre voie à suivre ?
Lorsqu’il s’agit d’histoires douloureuses, il est généralement utile de regarder ce que les Allemands ont fait. Leur point de départ est toujours la nécessité de se souvenir de ce qui a mal tourné afin d’éviter de répéter les mêmes erreurs. L’un des principaux moyens d’encourager le souvenir est de garder l’erreur visible – en modifiant les cartels ou en réaffectant les monuments plutôt qu’en les détruisant. Ainsi, l’immense mémorial de Brême dédié aux soldats morts en conquérant le Sud-Ouest africain (la Namibie) vers 1900 est-il devenu un monument dédié aux victimes de cette guerre coloniale d’une brutalité inouïe – comprenant des inscriptions rédigées en collaboration avec des collègues namibiens. Le monument dédié au triomphe a été transformé en un symbole d’expiation et de réconciliation.
L’UN DES PRINCIPAUX MOYENS D’ENCOURAGER LE SOUVENIR EST DE GARDER L’ERREUR VISIBLE – EN MODIFIANT LES CARTELS OU EN RÉAFFECTANT LES MONUMENTS PLUTÔT QU’EN LES DÉTRUISANT
Certaines statues, cependant, ne peuvent pas facilement se voir attribuer une nouvelle signification et sont trop toxiques, trop dangereuses pour être laissées en place. Dans le musée de la citadelle de Spandau, dans la banlieue de Berlin, sont rassemblés les monuments des différentes époques de l’histoire allemande du XXe siècle qui ont conduit à la catastrophe pour l’Allemagne et l’Europe. Tous étaient autrefois exposés à Berlin, admirés et vénérés. On y trouve des célébrations du militarisme d’avant 1914, des images nazies célébrant la perfection physique aryenne et des symboles de la dictature soviétique. C’est un lieu extrêmement troublant. Les statues sont présentées endommagées par la guerre ou par des citoyens indignés, sans aucune aura d’autorité; des géants qui ont été abattus après que des millions de personnes ont souffert. Elles nous montrent ce que l’Allemagne est aujourd’hui, en présentant ce qu’elle a juré de ne plus jamais être. Et plutôt que de se contenter de condamner le passé, elles posent la plus inconfortable de toutes les questions : comment tant de gens comme nous ont-ils pu penser un jour que c’était la façon de diriger une société ? Et où sont nos zones d’absences morales aujourd’hui ?
C’est peut-être un modèle que d’autres pays pourraient prendre en considération pour alimenter leurs débats concernant leurs monuments publics – et peut-être une fonction supplémentaire pour nos musées publics. C’est une façon de construire la société plus juste que nous souhaitons tous.
-
Neil MacGregor est l’ancien directeur du British Museum et l’un des directeurs fondateurs du Humboldt Forum à Berlin.