Quand il était jeune, Albin de la Simone voulait devenir dessinateur professionnel et musicien amateur. Aujourd’hui, à 50 ans, il a raté son coup ou réussi l’opposé, question de point de vue : il est musicien professionnel et dessinateur amateur. Le virage à 180 degrés a été pris à l’adolescence. Viré de son lycée à Amiens, l’apprenti graphiste est scolarisé en Belgique, à Saint- Luc, dans une école d’arts plastiques. Pendant ce séjour de l’autre côté de la frontière, la musique prend le dessus. « J’ai commencé à beaucoup jouer et à avoir des résultats très vite. Mes parents ont insisté pour que j’aille jusqu’au bac, mais ils ont bien compris que j’avais un élan naturel vers la musique. » Du jour au lendemain, l’Amiénois pose ses crayons. Il les laissera de côté pendant... trente ans. « Je n’avais jamais vraiment trouvé mon langage ni mon style. Il m’avait manqué une étape. C’était peut-être la confiance en moi. » Chanteur, auteur, compositeur, Albin de la Simone a tiré un trait sur le dessin et creusé un autre sillon. Depuis 2003, il a sorti cinq albums d’une élégante mélancolie. L’Un de nous (Tôt ou tard, 2017) lui a valu une nomination aux Victoires de la musique en 2018 dans la catégorie Meilleur album de chansons. Quand il ne compose pas pour lui, il écrit pour les autres. Il est aux manettes des derniers disques de Pomme, de Pierre Lapointe et de Carla Bruni.
LES MAINS PRENNENT LA PAROLE
En 2020, le confinement lui a « coupé la chique ». La pandémie a tari la source de ses paroles. Comme les mots lui manquent pour embellir ses compositions – mais non pour remplir ses grilles de mots croisés de compétition –, en cet automne, Albin de la Simone publie Happy End, onze instrumentaux qui laissent à l’auditeur la liberté d’imaginer les drames et les joies de ces B.O. miniatures. L’illustration de l’album est un dessin : une maison aux murs blancs dont la terrasse inondée de soleil donne sur l’horizon bleuté. Albin de la Simone l’a réalisé lors d’un séjour sur l’île de Stromboli. Pour la première fois, Albin le musicien a embauché Albin le dessinateur pour sa pochette. Ce retour aux arts plastiques remonte à quelques années, précisément à l’apparition, en 2015, du Pencil, le stylet numérique développé par Apple pour ses tablettes. « J’ai toujours été attiré par les écrans. J’appartiens à cette génération qui a découvert à l’adolescence les premiers ordinateurs personnels. C’est grâce à la technologie que je me suis remis au dessin. Je massacrais tout le temps mes esquisses au moment de les colorier ou de les aquareller. En utilisant l’application Procreate sur l’iPad, je peux revenir en arrière, annuler ma dernière action. Cela change tout. Je peux enfin être content de ce que je fais. » Avec l’enthousiasme d’un gamin un matin de 25 décembre, Albin de la Simone dévoile son récent achat, fraîchement arrivé du Japon : un film plastique collé sur la surface de l’écran qui permet de reproduire le son de la mine de crayon sur une feuille. Bluffant. On retrouve, dans son trait léger et subtil, la sensibilité de ses chansons. Le musicien a d’abord modestement publié ses dessins sur son compte Instagram. Elles ont été repérées par la directrice des Francofolies de La Rochelle qui lui a proposé sa première exposition. En 2018, il a ainsi retracé le quotidien d’une tournée. « Le dessin était une activité que je pouvais facilement faire pendant les déplacements. Sur la route, il n’y a pas d’introspection possible. On est toujours entouré de cinq personnes, que ce soit dans une voiture ou dans un train. Grâce au dessin, on peut être un peu ailleurs tout en participant à une conversation. » Les visiteurs découvrent que la vie d’un artiste n’est pas très éloignée de celle d’un VRP. Dans ses petites aquarelles agrémentées de commentaires caustiques, Albin de la Simone raconte les hôtels « couettards » d’un soir, les loges sans canapé, les avantages du steamer pour défroisser les chemises, la bouffe sous vide, les longs voyages en train, les insomnies, les pépins de santé... Cette somme d’instantanés, comme une série de Polaroid ou un carnet de bord illustré, est à la fois drôle, poétique et légère. En 2021, elle poursuit sa route, de ville en ville, d’exposition en exposition. Le dessinateur ne s’est pas non plus arrêté en si bon chemin. Il a réalisé les produits dérivés de l’exposition « Louis de Funès » à la Cinémathèque française, brossé le portrait de Georges Brassens pour la revue Légende, illustré la couverture d’un livre sur le jazzman Thelonious Monk (parution en 2022) et figuré au jury du dernier Festival international de la bande dessinée d’Angoulême. « C’est parce que je suis chanteur que j’ai des followers et des institutions qui découvrent mes dessins. J’ai une tribune beaucoup plus grande que si j’étais simple dessinateur », souligne-t-il avec humilité.
L’ART INVISIBLE
Ses goûts vont vers l’art brut. Il a fréquenté une bonne dizaine de fois la Collection de l’Art Brut à Lausanne, au point de sympathiser avec sa directrice. « J’ai étudié l’histoire de l’art à l’école, or on ne m’a jamais parlé d’art brut. Je l’ai découvert à 35 ans. Je suis bouleversé par ces artistes qui créent sans aucune considération pour le marché de l’art. » En 2015, au musée d’Art moderne de Paris, le pianiste a mis en musique des poèmes de Henry Darger (1892-1973), cet artiste autodidacte et solitaire qui a imaginé, dans son minuscule logement de Chicago, une œuvre singulière, inédite jusqu’à sa mort.
« Ce qui me touche dans l’art, c’est le non-dit, le manque, l’absence. La perfection est stérile, c’est l’inverse de l’art. »
Le musicien possède dans son appartement parisien quelques œuvres d’artistes brut. Deux dessins au feutre signés Helmut Nimczewski qui exécute, à main levée, des milliers de personnages bien alignés. Un autre, acheté à Tokyo, d’un artiste japonais, Masayoshi Hanawa, qui représente de façon enfantine des monstres censés le protéger. Il a aussi fait l’acquisition d’une petite broderie de Cécile Davidovici inspirée d’un cliché de la photographe Charlotte Abramow. Sur un mur, on aperçoit le défunt chat Souris de son amie Sophie Calle. Albin de la Simone et le chanteur Pierre Lapointe ont enregistré avec la plasticienne une chanson à la mémoire du regretté félin. Les animaux empaillés de Sophie Calle figurent sur la pochette de l’album L’Un de nous. La boucle musicale est bouclée. Alors qu’il commente sa bibliothèque de livres d’art (Liu Bolin, Étienne de Crécy, Andreas Gursky, Gerhard Richter, Christo...), il lâche une information emballante : « Jeanne-Claude, la femme de Christo, était la cousine germaine de mon père. Ils avaient le même âge et étaient très amis. On a toujours eu à la maison des affiches du Pont- Neuf enveloppé. À l’âge de 25 ans, j’ai même passé une semaine chez eux à New York. Mes parents vivaient à la campagne, à côté d’Amiens, et dans notre famille, il y avait cet artiste planétaire. Forcément, ça a joué sur l’imaginaire de l’enfant que j’étais. » À défaut de retrouver des mots à mettre en musique, Albin de la Simone ne manque pas d’imagination. Il présente en octobre au Théâtre national de Bretagne, à Rennes, dont il est artiste associé, ses Films fantômes, une proposition qui prend la forme d’une exposition et d’une série de concerts. « J’ai inventé des longs métrages qui n’ont jamais été tournés. Mais je donne aux spectateurs toute la matière nécessaire pour les créer dans leur tête : bande originale, vidéo de castings, affiches étrangères... Ce qui me touche dans l’art, c’est le non-dit, le manque, l’absence. La perfection est stérile, c’est l’inverse de l’art. Il n’y a pas de place à l’interprétation. J’aime par exemple le travail du Tampographe Sardon, car son œuvre devient le moteur d’un échange. Le travail de l’artiste, c’est de savoir à quel moment laisser le spectateur en suspens. » On pourrait appeler cela l’art de rester sur sa fin.
dessins-albindelasimone.com ; Happy End, Tôt ou tard, 2021 ; Films fantômes, 12-21 octobre 2021, Théâtre national de Bretagne, 1, rue Saint-Hélier, 35000 Rennes.