Le directeur du Théâtre équestre Zingaro, à Aubervilliers, entretient une relation passionnée avec la peinture. Sa dernière création, Cabaret de l’exil, puise en partie son inspiration des couleurs des tableaux de Marc Chagall.
Interviewer Bartabas Le Furieux tient du rodéo sur un bronco ombrageux. Dès l’abord, il faut se cramponner, contracter les muscles, rester droit sur sa selle et attendre que l’orage passe. Ce matin, le regard du chef de meute du Théâtre équestre Zingaro est aussi noir que son café. Avouons-le, le contraire nous aurait déçu. La discussion sur les arts plastiques démarre par une ruade contre l’hypocrisie des milliardaires collectionneurs qui vantent dans leurs magazines les artistes qui peuplent les cimaises de leur musée. Le sujet est parti à bride abattue sans que quiconque ne soit désarçonné. Il est autorisé de mettre pied à terre et de continuer l’entretien dans la caravane du patron. C’est en 1989 que Bartabas a parqué sa troupe équestre sur un terrain vacant au Fort d’Aubervilliers. Il faut sortir de la station de métro qui porte le nom de l’ancienne forteresse du XIXe siècle et marcher 100 mètres pour atteindre l’autre bastion de la ville. L’édifice en bois, de la taille d’une cathédrale, conçu par l’architecte et scénographe Patrick Bouchain, abrite les écuries et la salle de spectacle circulaire. La veille, le metteur en scène y a supervisé un premier filage de la nouvelle création de la compagnie. Avec Cabaret de l’exil, il ressuscite la forme du Cabaret équestre des origines, une rêverie créée en 1984. Ce premier volet d’un cycle prévu sur quatre ans est consacré à la culture yiddish et sa musique klezmer. Puisque voyager autour du monde est devenu trop incertain, c’est le monde qui vient sur la piste de Zingaro. « Je défends un art populaire dans lequel chacun peut trouver une porte d’entrée. Je m’adresse autant au public de la danse qu’à celui des arts plastiques ou de la musique. C’est la force de Zingaro et c’est aussi ce qui fait son succès depuis trente-sept ans. »
MI-HOMME, MI-ANIMAL
L’autodidacte a inventé sa propre discipline artistique dont il creuse le sillon saison après saison. À près de quarante ans d’écart, de Cabaret équestre à Cabaret de l’exil, on retrouve le même chariot chargé de cloches assourdissantes qui entre en trombe sur la piste. « Christian Boltanski, qui venait voir Zingaro, m’avait dit un jour que ce son de cloches que l’on entend au loin avant de les voir surgir sur scène lui avait inspiré une de ses œuvres sonores. La vie de Boltanski était devenue son art. Il fait partie de ces artistes, comme le cinéaste Alain Cavalier, qui vont au bout de leur démarche et dont on reconnaît tout de suite les créations. Il y en a un que je n’ai jamais rencontré et que je veux inviter à venir voir le spectacle, c’est Gérard Garouste. Il me fascine. »
« Je vais chercher mes images dans le récit des autres. C’est pour cela que j’aime tant les tableaux et les livres. On maîtrise le moment qu’on leur consacre. »
Avec ses mariées et ses hommes volants, ses tons chatoyants, ses scènes joyeuses et nostalgiques, Cabaret de l’exil emprunte à l’univers fantastique de Marc Chagall. « Je m’inspire de sa période la plus connue, celle que j’appelle “acidulée”, avec ses grands aplats rouges ou bleus. Je travaille les lumières comme des tableaux. Notre bâtiment est circulaire. Quand un spectateur regarde vers la piste, c’est le public assis en face qui constitue le fond de la toile. Pour la première fois, j’éclaire donc la scène et la salle avec les mêmes couleurs. » La peinture et la littérature sont les deux sources d’inspiration du Centaure d’Aubervilliers. « Pour mes spectacles, j’ai toujours puisé dans les cultures musicales du monde entier, mais je voyage peu finalement. Je n’ai pas le temps à cause des chevaux. S’en occuper réclame des heures. Alors je vais chercher mes images dans le récit des autres. C’est pour cela que j’aime tant les tableaux et les livres. On maîtrise le moment qu’on leur consacre. Il ne sert à rien de vouloir tout voir, de courir les expositions. Une œuvre, il faut avant tout être prêt à la recevoir. »
Le cavalier pratique un art qui n’est pas reproductible à l’infini, qui ne dure que dans la mémoire des gens qui l’ont vu. C’est une des raisons pour laquelle l’approche de son ami Ernest Pignon-Ernest lui plaît tant. Le plasticien, pionnier du street art, est un compagnon de route de Zingaro depuis longtemps. Il signe à nouveau la calligraphie du titre de la création. « Vous voyez ce dessin ?, interroge Bartabas, désignant d’un coup de menton un grand pan de bois sur lequel est immortalisé son portrait au côté de Zingaro, le mythique frison qui a donné son nom à la compagnie. Il est en train de pourrir. Ernest Pignon-Ernest ne veut pas qu’on y touche. Ses œuvres installées dans la rue vieillissent avec le temps, parfois elles embellissent en se décomposant. Cette pratique éphémère rappelle celle du spectacle vivant. Elle est profondément honnête. » On l’a compris, question arts plastiques, le metteur en scène aime le rapport direct et physique. Au milieu des années 1990, alors qu’il préparait Eclipse, une production épurée placée sous le signe de la pleine lune, il dîna avec Pierre Soulages, le seigneur de l’outrenoir. « J’avais une image un peu intellectuelle de Soulages. Or, les chevaux, c’est avant tout technique. Tu travailles avec ton animal tous les matins, tu le soignes, il n’y a pas de grande théorie métaphysique. Soulages m’a répondu que son quotidien était similaire. Il passe beaucoup de temps à trouver le bon râteau pour gratter et strier ses toiles, à faire des essais. Cela a été une révélation. Nous manipulons tous les deux de la matière. Chez moi, elle est mi-humaine, mi-animale. »
INSTINCT ET SENSIBILITÉ
La peinture le fascine à tel point qu’il a baptisé certaines bêtes, parfois en fonction de leur robe, Le Greco, Soutine, Picasso, Pollock, Soulages, Van Gogh, Toulouse- Lautrec, Caravage, Géricault... Théodore Géricault et Bartabas ont consacré tous les deux une œuvre (une toile pour le premier, un film pour le second) au supplice du noble ukrainien Ivan Mazeppa (1639- 1709), attaché entièrement nu, le corps enduit de goudron, sur le dos d’un cheval sauvage. « On dit que Géricault est le peintre des chevaux. Certes, mais c’est surtout celui du mouvement. À une époque, celle de Jacques-Louis David [1748-1825], où les artistes exercent encore en atelier, lui descend dans la rue pour dépeindre la société. Il a représenté les bêtes de halage, les palefreniers qui brossent les animaux dans les écuries. » De l’œuvre de Pablo Picasso, ce n’est pas Le Jeune Homme et le cheval, peint en 1907, qui le touche le plus, mais le canasson agonisant de Guernica. « Cette langue pointue qui sort de sa bouche ouverte m’a beaucoup marqué. Il est rare de représenter cet animal en plein effroi. Il est plus habituel de le montrer en majesté, paisible ou agressif. Picasso se sert de lui pour exprimer l’horreur de la guerre. Il a choisi le cheval, un animal grégaire, qui, comme l’homme, a peu de moyens de défense. » C’est le grand thème que Bartabas développe dans Les Cantiques du corbeau, un livre de contes à paraître chez Gallimard en 2022. « Quand il n’était pas encore un être humain, mais plus tout à fait un animal, l’homme avait une espérance de vie très courte. Il était la proie des éléments climatiques, de la nature, des animaux. Aujourd’hui, il est un superprédateur animé par un esprit de revanche. Le mal a commencé quand il est passé de cueilleur à cultivateur, quand il a éventré la terre pour l’obliger à faire pousser de la nourriture. Selon moi, c’est le premier acte de violence. » Dans son autobiographie intitulée D’un cheval l’autre (Gallimard, 2020), l’écuyer parvenait à raconter avec précision et tendresse le rapport intime qu’il entretient avec ses camarades équestres. Mais ne lui demandez pas de décrire Cheval dans un paysage (1910) de Franz Marc, dont la reproduction est accrochée dans sa chambre au-dessus de son lit. Le passionné se cabre légèrement. « Je laisse mon instinct et ma sensibilité recevoir les choses. J’évite de formuler des explications. Pourquoi cette peinture me touche ? Comment se fait-il qu’un petit gars de Courbevoie soit ému aux larmes par la musique du Rajasthan ? Encore aujourd’hui, je n’ai pas la réponse. » Face au cheval rouge planté dans un paysage vert et jaune du peintre expressionniste allemand, fondateur du mouvement Der blaue Reiter (Le Cavalier bleu), il lance toutefois des hypothèses. « La manière dont l’animal se tourne. J’aime cette attitude chez un cheval. J’aime aussi l’idée d’offrir au regardeur le même point de vue que l’animal, peint de trois quarts dos. » Chez Bartabas, les interprétations gambadent en liberté.
Cabaret de l’exil, 19 octobre-31 décembre 2021, Théâtre équestre Zingaro, 176, avenue Jean-Jaurès, 93300 Aubervilliers, bartabas.fr