Aux États-Unis et dans une grande partie du reste du monde, les œuvres des artistes sont protégées par la loi et ne peuvent être modifiées ou détruites sans leur autorisation. Outre-Atlantique, cette loi promulguée en 1990 porte le nom de Visual Artists Rights Act (VARA). Pourtant, les œuvres ne sont pas toujours aussi bien protégées que les artistes le souhaiteraient, du moins aux États-Unis. En particulier pour les œuvres d’art publiques identifiées par leurs créateurs comme étant in situ – aucune loi n’oblige le propriétaire à maintenir un site tel qu’il était lorsque l’artiste a conçu son œuvre.
Ainsi, les fresques que Dorothea Rockburne a peintes dans la tour 550 Madison Avenue de l’architecte Philip Johnson à Manhattan, mesurant chacune 10 mètres sur 11 mètres, ne seront bientôt plus visibles pour le public. Le hall d’entrée où se trouvent Northern Sky et Southern Sky (toutes deux datant de 1993), fait l’objet de travaux de réaménagement. Les œuvres seront placées à l’avenir dans ce qui deviendra un « club d’agrément privé », accessible uniquement aux locataires.
Selon l’artiste âgée aujourd’hui de 89 ans, ces fresques ont été réalisées spécifiquement pour ce site, car elle a passé trois ans à étudier le champ électromagnétique présent à cet emplacement précis du bâtiment. L’artiste, qui a obtenu un doctorat en mathématiques en 2016 et considère nombre de ses peintures comme la résolution d’équations visuelles, affirme qu’elle refuserait de déplacer « les fresques à un autre endroit, car elles n’auraient pas de sens ailleurs ».
Le site Internet du Museum of Modern Art de New York définit une création in situ comme « une œuvre d’art conçue pour un lieu particulier ». La définition du Guggenheim Museum est un peu plus large : « L’œuvre d’art in situ ou l’art environnemental fait référence à l’intervention d’un artiste dans un lieu spécifique, créant une œuvre intégrée à son environnement et explorant sa relation avec la topographie de son lieu, qu’il soit intérieur ou extérieur, urbain, dans le désert, marin ou autre ».
Quelle que soit la définition, l’œuvre d’art in situ est conçue pour un lieu spécifique, contrairement aux peintures encadrées ou aux sculptures qui sont considérées comme « déplaçables ». Les œuvres in situ sont souvent si grandes, si complexes ou si lourdes que leur déplacement n’est pas seulement difficile, mais tout bonnement impossible.
Parmi ces œuvres figure l’installation Marabar (1984), d’un poids de près de 500 tonnes, que la sculptrice Elyn Zimmerman, âgée de 76 ans, a conçue pour la piazza et l’entrée du siège de la National Geographic Society à Washington. En 2019, l’installation s’est avérée être un obstacle pour le projet de la société décidée à construire un nouveau pavillon d’entrée. L’installation, composée d’un bassin d’une longueur de 18 mètres et près de 2 mètres de largeur, délimité par cinq rochers de granit et quatre autres dans le paysage environnant, devait être démontée.
Mais devant le tollé soulevé par des conservateurs de musée, des artistes et des architectes, la société a accepté de financer le déplacement de l’œuvre. Elle sera installée l’été prochain près du centre d’art de l’American University voisine. Pour autant, la physionomie de l’œuvre va changer. Au lieu d’être rectangulaire, le bassin sera en forme de croissant ; des arbres entoureront désormais l’œuvre et son titre, qui rappelait une grotte du roman d’E.M. Forster, A Passage to India (La Route des Indes), sera modifié par l’artiste pour s’adapter à son nouvel emplacement.
« ON NE PEUT PAS DEMANDER QUE RIEN NE PUISSE JAMAIS ÊTRE CHANGÉ »
L’installation « sera différente, n’aura pas moins de sens, mais elle aura une signification différente, en fonction de son nouvel emplacement et de la manière dont elle interagit avec la communauté locale », reconnaît Elyn Zimmerman. Et d’ajouter : « On ne peut pas demander que rien ne puisse jamais être changé. » Pourtant, certains artistes le voudraient.
Owen Morrel, âgé de 71 ans, affirme que « toutes [ses] œuvres sont réalisées in situ ». Dans les contrats régissant ses commandes est inscrite la mention suivante : « les propriétaires de l’œuvre garantissent le droit d’auteur de l’œuvre en protégeant le site ». En général, le commanditaire de l’œuvre supprime cette clause, dit-il, « mais j’essaie de la réintroduire ». Il sait qu’il s’agit d’une bataille perdue d’avance, principalement parce que le fait d’exiger qu’un site reste inchangé à jamais « serait un frein à l’attribution d’une commande » et parce que de nouveaux propriétaires – voire les mêmes – peuvent chercher à modifier le site à un moment donné.
EN 2006, LA COUR D’APPEL DES ÉTATS-UNIS A STATUÉ QUE LA LOI FÉDÉRALE « NE PROTÈGE PAS LES ŒUVRES D’ART IN SITU »
Les artistes ont été déboutés lorsqu’ils ont fait valoir devant les tribunaux américains que les lieux où sont installées leurs œuvres in situ ne devaient pas être modifiés de manière à en changer la signification. En 2001, le sculpteur David Phillips a intenté un procès en se fondant sur la loi VARA lorsque Fidelity Investments, propriétaire d’un parc dans le sud de Boston pour lequel il avait créé une série de sculptures in situ, a décidé d’aménager une nouvelle allée traversant le parc et de déplacer ses sculptures dans un autre parc situé dans un État voisin. Celui de Boston donnait sur un rivage et « les pièces que j’ai créées étaient adaptées à une zone de bord de mer », explique l’artiste. Malgré cela, en 2006, la cour d’appel des États-Unis a statué que la loi fédérale « ne protège pas les œuvres d’art in situ ».
En Europe, les lois qui protègent les œuvres des artistes contre les dommages et la destruction intentionnels peuvent s’étendre aux sites où elles se trouvent. En décembre, le musée du Louvre à Paris a accepté de repeindre dans leur couleur originelle les murs d’une salle dans laquelle Cy Twombly avait peint le plafond en 2010. Le musée avait entre-temps changé la couleur des murs dans le cadre d’un réaménagement, qui avait vu également le sol en calcaire d’origine être remplacé par un parquet. La succession de l’artiste, décédé en 2011, avait poursuivi le musée, affirmant que ces changements avaient altéré la création de Cy Twombly.
Selon Rémi Sermier, avocat au Barreau de Paris et ancien conseiller juridique du Premier ministre français pour les questions culturelles, la loi française sur le droit moral des artistes, qui date de 1957, et les décisions jurisprudentielles ultérieures donnent aux artistes le droit de contester les modifications esthétiques apportées à un lieu où se trouve une œuvre conçue in situ. Selon l’avocat, « la modification de la décoration de la salle dans laquelle Cy Twombly avait peint le plafond a porté atteinte au respect dû à l’œuvre de l’artiste et a constitué une violation du droit moral de l’artiste. Compte tenu de la tendance des tribunaux français à être très protecteurs des droits des artistes, le Louvre était loin d’être assuré de gagner ce procès ».