Le journal d’Albrecht Dürer datant de 1520-1521, écrit pendant son voyage d’un an aux Pays-Bas pour fuir sa ville natale de Nuremberg, rongée par la peste, a rendu fou Roger Fry. Lorsque l’artiste et critique d’art proche du groupe de Bloomsbury, un rationaliste convaincu, a édité en 1913 une version du journal de l’artiste de la Renaissance, il n’en revenait pas à quel point il était ennuyeux. Au lieu d’un aperçu de l’œuvre du plus grand artiste d’Europe du Nord de son époque, Roger Fry a découvert un homme obsédé par la volonté de noter combien il payait pour passer les péages, quels souvenirs il achetait et combien il payait ses chaussettes. Pour Fry, Dürer était l’équivalent d’un touriste moderne, arrivant à l’aéroport avec un chapeau sombrero.
CE VOYAGEUR A ACHETÉ OU TROQUÉ CONTRE SES PROPRES GRAVURES DES AILERONS DE REQUIN, DES PERROQUETS, DES NOIX DE COCO...
Et pourtant, ce document unique, qui sert de fil conducteur à l’exposition de la National Gallery de Londres, nous en dit long sur l’artiste, précisément parce qu’il ressemble à une liste. L’écriture quotidienne de Dürer donne des chapitres et des vers à son étonnement lorsque des salles remplies de marchands flamands se lèvent comme un seul homme pour l’applaudir, tout en documentant son désir pathologique de collectionner. Au cours de son voyage, ce voyageur a acheté ou troqué contre ses propres gravures des ailerons de requin, des perroquets, des noix de coco, des coquillages, des flèches, des vases en forme de citron et des singes capucins – le tout emballé et renvoyé chez lui comme s’il était un précurseur d’Andy Warhol, déterminé à documenter son existence par la réunion de choses.
C’est cette obsession qui donne à l’art de Dürer sa force. Ses œuvres sont empreintes de la même sensibilité et parfois des véritables animaux qu’il a trouvés, et c’est cet aspect qu rend cette exposition si fascinante. La dimension et la beauté de l’œuvre de Dürer nous laissent pantois ; comme pour Shakespeare, il est difficile de croire que tout ceci puisse être le fruit d’un seul homme. Les portraits solennels de princes marchands nous regardent d’un air sombre, mais la magie de Dürer est telle que ces commandes banales transcendent la formule des portraits formels par des bizarreries : un regard légèrement névrosé, un basculement surréaliste de la tête et des épaules hors du cadre. Dürer rend dramatiques les aristocrates les plus anodins, acteurs de leur propre rôle. L’exposition présente un grand nombre d’œuvres de contemporains et de prédécesseurs de Dürer, ce qui permet de replacer son génie dans son contexte.
LES ANIMAUX DE DÜRER SEMBLENT SOUVENT ÊTRE DES AVATARS DE L’ARTISTE LUI-MÊME
Mais ce sont les animaux qui gambadent dans ces salles comme de familiers fugitifs qui lui confèrent un charme insaisissable. Un lion franchement anthropomorphe (1494), qui tient plus du Magicien d’Oz que de la place Saint-Marc, affiche un sourire suffisant en gambadant dans une minuscule gouache exquise; il pourrait être un homme vivant dans une peau de lion, étendant ses pattes de pantomime et secouant sa crinière hirsute. Le fait que Dürer ait consacré autant de détails à ce grand félin qu’à un bourgeois ou à un empereur – jusqu’à la sombre prairie striée de coups de pinceau d’or pur – n’est pas sans rappeler son plus célèbre lièvre (1502) ou La Grande touffe d’herbes (1503), des études de la nature qui confèrent aux animaux et aux plantes une sorte de personnalité propre.
Puis, le même lion traverse la salle pour s’asseoir aux pieds de Saint Jérôme dans le désert (vers 1496), reconnaissant au saint d’avoir retiré une épine de sa patte. Alors que son maître se frappe la poitrine avec une pierre, en réparation d’inconnus pêchés, nous tournons autour du panneau et là, au dos, exactement au même endroit où la pierre frappe le cœur du pénitent, se trouve l’épicentre d’une étoile qui explose. En fait, c’est une météorite qui tomba près de Bâle en 1492. Mais dans le rendu de Dürer proche de William Blake, ce minuscule panneau, pas plus grand qu’un livre, devient une vision du big bang, vue à travers le télescope de son observatoire.
Deux salles plus tard, Dürer a enfin vu de vrais lions au cours de son voyage, à la ménagerie de Bruxelles, et l’effet est électrique. Dans une feuille délicatement dessinée, agrémentée de couleurs et d’animations (il y a encore un peu de Disney dans tout cela), le lion rugit après avoir dormi, accompagné d’une lionne endormie et d’un babouin bleu.
Aussi sombres soient ces pièces, l’art de Dürer y éclate comme cette étoile. Voici ses trois gravures maîtresses présentées côte à côte, un ensemble d’une beauté énigmatique qui fait que cette exposition vaut le détour. Le Saint Jérôme dans son cabinet de travail (1514) est maintenant installé dans une confortable cellule, inspirée de la propre chambre de Dürer, éclairée par des fenêtres en cul-de-bouteille, avec son lion et son chien endormis à ses pieds.
Dans Le chevalier, la mort et le diable (1513), plus justement appelé Le cavalier, un Clint Eastwood de la Renaissance chevauche son cheval dans la vallée, accosté par des figures vermoulues du diable et de la mort. Vous ne pouvez apprécier leurs détails que face à ces gravures : la lance du cavalier sur son épaule, sur laquelle est attachée une queue de renard pour indiquer ses prouesses; des feuilles de chêne entrelacées dans la queue de son propre destrier signifient le courage ; et courant sur le sol, son fidèle molosse conduit son maître hors du danger. Les animaux de Dürer semblent souvent être des avatars de l’artiste lui-même.
Flanquant ces exploits gravés avec la propre lance de l’artiste – son burin –, maniée avec aisance et grâce, figure l’œuvre la plus énigmatique de Dürer : Melencolia 1 (1514). Son ange asexué, sa tête dans les mains, est assis en contemplation, non pas, comme le rapportent certains critiques, avec une mine renfrognée, mais avec une lueur de réflexion. Entourée d’outils maçonniques et d’une mer alchimique, cette image luminescente est éclairée par une autre étoile filante, tandis qu’une chauve-souris en forme de spermatozoïde vole dans les airs, tenant une bannière proclamant le titre de cette image, la plus mystérieuse de tout l’art occidental.
Cette exposition rafraîchissante, à l’ancienne, aurait peut-être pu accorder un peu plus d’attention aux aspects changeants de l’art de Dürer. Par exemple, le Portrait d’une fille au béret rouge (1507), peint par l’artiste à son retour de Venise, est devenu Portrait d’un garçon au béret rouge en 1633, avant de changer à nouveau de sexe au siècle suivant, glissant d’un genre à l’autre comme Orlando, une perle se détachant de son chapeau comme un appât tandis que les yeux flous et le décolleté viril nous invitent à nous demander quelle orientation cette personne pourrait prendre.
C’EST CE QUE DÜRER NE NOUS DIT PAS QUI RÉSONNE DANS SON OEUVRE, ET QUI RESTE AUSSI AMBIGU QUE SON SOURIRE MÉLANCOLIQUE D’ANGE
L’exposition n’aborde pas non plus la question de la sexualité ambivalente de Dürer lui-même (peut-être parce qu’elle ne dispose pas des prêts de ses trois autoportraits somptueusement narcissiques, respectivement conservés à Munich, Madrid et Paris). Au lieu de cela, Dürer lui-même se tient à l’écart, s’émerveillant de son propre œuvre par-dessus nos épaules, désignant la mouche sur le genou couvert par une robe blanche de la Vierge dans La Vierge de la fête du rosaire (1506) comme un symbole de sacrifice, ou le murmure d’étourneaux, chaque oiseau étant une piqûre d’épingle dans un nuage de volatiles tournant autour d’une tour lointaine dans sa gravure de Saint Eustache des environs de 1501. « Je crois que c’est dans mes étoiles que j’ai été malmené dans la vie, s’était plaint Dürer en Italie. Ici, je suis un seigneur, chez moi, je suis un parasite ».
Mais Dürer reçoit ici un traitement de faveur : ce que vous avez de mieux à faire en sortant de cette exposition, c’est de retourner au début et de tout recommencer. De préférence armé du merveilleux catalogue qui l’accompagne, Dürer’s Journeys (National Gallery/Yale University Press), édité par les commissaires Susan Foister et Peter van den Brink. Dans cet ouvrage, Susan Foister et ses auteurs font preuve d’une grande sensibilité et d’une érudition profondément enrichissante. Pourtant, Roger Fry avait raison de se plaindre. C’est ce que Dürer ne nous dit pas qui résonne dans son œuvre, et qui reste aussi ambigu que son sourire mélancolique d’ange. Dürer répand la lumière partout dans cette superbe exposition, mais il reste lui-même une étoile sombre.
« Dürer's Journeys : Travels of a Renaissance Artist » (The Credit Suisse Exhibition), jusqu’au 27 février 2022, National Gallery, Trafalgar Square, Londres, Royaume-Uni.
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À lire : Philip Hoare, Albert & the Whale : Albrecht Dürer and How Art Imagines Our World, 4th Estate/Pegasus, 304 p., £16.99 (en anglais)