C’était jusqu’ici l’une des fondations les plus discrètes de la Côte d’Azur. Mais ce lieu clos et secret comme un monastère, à l’écart du tumulte du monde sur les hauteurs d’Antibes, s’ouvre largement au public en ce printemps 2022. Sous la houlette de son directeur, l’historien d’art et critique Thomas Schlesser, la Fondation Hartung-Bergman entame un nouveau chapitre de son histoire. Fondée en 1994, elle se déploie dans la villa-atelier dessinée par Hans Hartung, achevée en 1973, où il vivait avec son épouse, l’artiste norvégienne Anna-Eva Bergman. Enchâssée dans une vaste oliveraie parsemée de pins, son architecture méditerranéenne épurée est inspirée des maisons traditionnelles des Baléares, où le couple a un temps séjourné dans les années 1930, avant d’en être chassé par Franco.
« Il a eu quelques ajustements de mobilier depuis leur mort [en 1987 pour elle, en 1989 pour lui, ndlr] car il était spartiate, mais les lieux sont dans l’ensemble restés très préservés », explique Thomas Schlesser. Ne pas se fier à l’opulence immaculée des lieux, petit paradis terrestre en partie centré autour du bassin de la piscine : « ils ont eu une vie de chien, ont connu la bohème et étaient pauvres comme Job dans les années 1930 », poursuit-il. Leur vie aura aussi été marquée par une longue séparation et des retrouvailles, l’amputation, les maladies, de nombreux deuils… Toutefois, leur situation financière s’améliore notablement dans les dernières décennies : en 1975, Hans Hartung, qui produit beaucoup, gagne l’équivalent de 1,5 million d’euros… alors qu’Anna-Eva Bergman ne touche que 10 000 euros.
« ILS ONT EU UNE VIE DE CHIEN, ONT CONNU LA BOHÈME ET ÉTAIENT PAUVRES COMME JOB DANS LES ANNÉES 1930 »
Ce déséquilibre de notoriété a perduré jusqu’à récemment. Mais grâce à l’implication de la Fondation et du galeriste parisien Jérôme Poggi, qui l’a remise à l’honneur, les choses changent. À la fondation, les visiteurs arrivent par un escalier flanqué de photos et d’éléments biographiques de l’un et de l’autre. Chacun son mur, à égalité. Dans son ancien atelier, une nouvelle exposition présente sa production marquée par une simplification de plus en plus abstraite des formes et des paysages inspirés de la Norvège, mais aussi l’emploi de feuilles de métal. Une salle revient justement sur les techniques employées, tandis qu’une mezzanine accueille un focus sur ses peintures nocturnes. Cette remise sur scène d’une artiste injustement restée dans l’ombre de son mari connaîtra bientôt une nouvelle étape avec la publication aux éditions Gallimard de la biographie de l’artiste écrite par Thomas Schlesser, et avec la rétrospective prévue pour mars 2023 au musée d’art moderne de Paris.
Dans l’atelier de Hans Hartung tout proche, dont l’accrochage a été revu, une surprise attend le visiteur. Une alcôve abrite la série complète des T. 31, grâce à l’achat récent aux enchères en Allemagne du T 31.1 en bleu et vert, porté disparu depuis 1969 – la série fait partie des premières aquarelles de l’artiste. « Un miracle, qui permet de reconstituer cet ensemble », observe Thomas Schlesser.
Auparavant cantonnées à des créneaux très restreints, les visites sont dorénavant possibles librement, sauf en période hivernale. Outre le nouveau bâtiment d’accueil menant à une boutique-librairie, qui présente aux murs des lithographies – qui ne sont pas à vendre – d’Anna-Eva Bergman et de Hans Hartung, un accrochage qui fait sens sachant que l’artiste norvégienne a débuté avec ce médium, capital dans sa vie, les aménagements comprennent un auditorium diffusant des documentaires sur les artistes. Juste à côté, dehors, un mur reprend 80 citations de critiques d’art les plus variées sur Bergman et Hartung.
HARTUNG, À NEW YORK, A EU UN RENDEZ-VOUS AVEC ROTHKO DANS LES ANNÉES 1960…
Last but not least, la fondation accueille désormais un centre de recherches comprenant la bibliothèque originelle du couple, une salle d’archives photographiques – dont quelque 30 000 clichés pris par le couple –, une autre sur les œuvres de Hartung classées avec rigueur de son vivant, d’autres sources tels leurs agendas, dont l’un révèle que Hartung, à New York, a eu un rendez-vous avec Rothko dans les années 1960… Outre le passage à une présentation mondiale plus puissante, notamment à New York, à une autre image et à d’autres niveaux de prix, l’arrivée récente de la galerie Perrotin dans la danse (2018 pour lui, 2022 pour elle) a permis de réaliser des images très haute définition des œuvres.
Accessible seulement sur place pour inciter les chercheurs à découvrir ces lieux de vie et de création, l’Intranet de la fondation recense le corpus d’œuvres par années. Fruit d’une intense campagne de numérisation, il permet aussi, par ramifications, de bifurquer vers les archives photographiques de la période concernée, offre un panorama des expositions, renvoie aux correspondances entre artistes, aux articles de presse… Une mine considérable pour explorer non seulement la carrière du couple, mais aussi la vie artistique des galeries et des musées. Des chambres sont d’ailleurs réservées in situ aux chercheurs…
Pour mener à bien ces chantiers, l’équipe s’est étoffée pour atteindre aujourd’hui douze personnes. Grâce aux revenus de la dotation originelle mais aussi à des ventes ponctuelles d’œuvres – une partie de la collection est inaliénable –, la fondation a pu financer les travaux d’aménagements à hauteur de 2 millions d’euros. Les dépenses annuelles oscillent, selon Thomas Schlesser, entre 1,6 et 2 million(s) d’euros. La billetterie (10 euros l’entrée) pourra apporter un complément de revenus, même s’il reste à inscrire le lieu dans les parcours d’art contemporain du littoral.
Les statuts de la fondation excluent par ailleurs la privatisation du domaine, tout comme les expositions sans lien avec le couple. Pour les 50 ans de la villa, en 2023, une exposition sera consacrée à l’architecture des lieux, tandis que le parc pourrait accueillir à l’avenir des sculptures d’amis du couple, pour étoffer plus encore la fondation.
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Fondation Hartung-Bergman, 173 chemin du Valbosquet, 06600 Antibes.