L’expression était autrefois couramment chuchotée entre initiés du monde de l’art lors des previews VIP des ventes aux enchères, des expositions et des foires. Les « bonnes » personnes dépensaient d’énormes sommes d’argent pour l’art et, au cours des dernières décennies, un certain nombre d’entre elles étaient russes. Mais aujourd’hui, alors que le monde entier regarde avec horreur ce qui se passe en Ukraine, certains des méga-clients les plus importants du marché de l’art ont été inscrits sur les listes de plus en plus longues des riches Russes qui font l’objet de sanctions en Occident.
L’un des plus connus est le milliardaire londonien Roman Abramovitch, qui, en 2008, a dépensé 120 millions de dollars en une semaine pour des œuvres de Francis Bacon et Lucian Freud lors de ventes aux enchères à New York.
Roman Abramovitch a rapidement figuré sur la liste des personnes sanctionnées par le gouvernement britannique (alors que le parti conservateur au pouvoir aurait reçu 1,9 million de livres sterling de la part de donateurs ayant des liens avec la Russie) à la suite de l’invasion de l’Ukraine. Le site officiel du gouvernement britannique le décrit désormais comme un « oligarque pro-Kremlin » qui entretient depuis des décennies une « relation étroite » avec Poutine, ce qui lui a valu « un traitement préférentiel et des concessions ». Même s’il a constamment nié ces accusations, Abramovitch figure aussi désormais sur la liste des sanctions de l’Union européenne (UE). Ses avoirs ont été gelés et il ne peut pas bénéficier lui-même des sommes tirées de la vente du club de football londonien Chelsea FC pour un montant total estimé à 4,25 milliards d’euros.
Comme Abramovitch, Petr Aven, cofondateur de la banque russe Alfa Bank, figure désormais sur les listes de sanctions du Royaume-Uni et de l’UE. En 2017, Aven et son manoir hautement sécurisé situé dans le Surrey ont fait l’objet d’un reportage dans la rubrique « At Home with the FT » dans le Financial Times. Ses intérieurs, signés du décorateur Nicky Haslam, sont tapissés de peintures de qualité muséale réalisées par des artistes tels que Kandinsky, Gontcharova et Larionov. Le jardin est un parc de sculptures. Sur une photo illustrant l’article, Aven est adossé au bronze Reclining Figure d’Henry Moore, de 1951, acquis chez Christie’s en 2012 pour 19,1 millions de livres. « Je suis tenté par les connexions entre l’art italien, allemand et russe du XXe siècle, liés aux forces du totalitarisme », avait déclaré Aven au FT.
Depuis des années, le Royaume-Uni est une destination de choix pour les « richesses suspectes et illicites », provenant notamment de Russie, mais aussi d’Ukraine, de Chine, du Nigeria, d’Azerbaïdjan et du Kazakhstan, selon Transparency International UK (TIUK). L’organisation affirme que, depuis 2016, quelque 1,5 milliard de livres sterling de « fonds douteux » ont été investis dans des biens immobiliers britanniques par des Russes accusés de corruption ou ayant des liens avec le Kremlin. TIUK a également identifié 82 milliards de livres sterling de fonds russes détournés de « marchés publics truqués, de corruption, de détournement de fonds et d’acquisition illégale de biens publics » dans des sociétés enregistrées au Royaume-Uni et dans des paradis fiscaux à l’étranger. Bien que « Londongrad » ait joué un rôle bien documenté pour le blanchiment pour l’argent sale, il n’existe pas de chiffres fiables sur les sommes dépensées dans l’art par les Russes et, il faut le dire, les milliardaires ukrainiens qui se sont installés dans la ville, encouragés par le système controversé des « visas dorés » britannique. Mais il y a eu beaucoup de témoignages isolés dans les médias qui s’intéressent à la gestion de fortune.
Bien entendu, il n’y a rien de nouveau dans la manière dont les riches individus ont, tout au long de l’histoire, utilisé l’art et ses institutions pour acquérir ce que Thorstein Veblen, dans son étude socio-économique de 1899, The Theory of the Leisured Class, qualifiait de « réputation ».
Mais après des années pendant lesquelles les marchands d’art, les commissaires-priseurs, les agents immobiliers, les comptables, les avocats, les décorateurs d’intérieur et bien d’autres ont grâce à eux gagné beaucoup d’argent, ceux qui sont réputés avoir été des partisans ou des bénéficiaires du régime de Poutine sont désormais les « mauvaises » personnes. Dans le même temps, les riches Russes d’Europe et d’Amérique du Nord qui ne figurent pas sur les listes de sanctions n’ont pas tardé à faire part de leur aversion pour le « conflit » (si ce n’est pour la « guerre » ou l’« invasion », termes qui relèvent désormais de la trahison en Russie).
Le 3 mars, Phillips, propriété des entrepreneurs russes spécialistes du luxe et collectionneurs d’art Leonid Fridlyand et Leonid Strunin (qui ne font l’objet d’aucune sanction), a fait don à la Croix-Rouge ukrainienne de l’intégralité des 7,7 millions de dollars de frais perçus lors de sa vente du soir d’art du XXe siècle et contemporain à Londres, la vacation ayant totalisé 40 millions de dollars. Les enchères ont semblé peu affectées par les appels au boycott de la maison de ventes aux enchères russe, lancés entre autres par l’ancien directeur général de Bonhams, Matthew Girling.
Aujourd'hui le marché de l'art doit apprendre que l'achat et la vente d'objets d'art sont également des actes politiques
Le marché de l’art doit désormais s’adapter. Des ventes spécialisées d’art russe, autrefois très lucratives, ont été annulées. Les principales galeries et maisons de vente aux enchères soulignent la rigueur de leurs procédures pour lutter contre le blanchiment de l’argent sale et pour vérifier l’identité de leurs clients. Des logiciels de pointe sont utilisés pour vérifier si leur clientèle figure sur les listes de sanctions, les registres de personnes politiquement exposées ou font l’objet d’articles à charge parus dans les médias, et pour identifier les associés connus.
Le problème, ce sont les associés inconnus. L’une des pièces phares de l’exposition « Fabergé in London : Romance to Revolution » au Victoria Albert Museum, par exemple, est L’Œuf de Rothschild de 1902. Cet objet typiquement tsariste a été acquis chez Christie’s en 2007 par l’homme d’affaires russe Alexander Ivanov pour 9 millions de livres sterling. Huit ans plus tard, il est entré dans la collection du musée de l’Ermitage à Saint-Pétersbourg, un « cadeau du président de la Fédération de Russie Vladimir Poutine », selon le site Internet du musée.
Bien que les contrôles pour lutter contre le blanchiment de l’argent sale et pour vérifier l’identité des clients soient devenus beaucoup plus sophistiqués depuis 2007, ils peuvent encore être contournés. Boris Rotenberg, un ami de Vladimir Poutine et le cofondateur, avec son frère Arkady, de la banque russe SMP, figure sur la liste des sanctions du gouvernement britannique. En 2014, Rotenberg apparaissait également sur une liste équivalente du gouvernement américain. L’enquête Panama Papers a révélé par la suite que des entreprises liées aux Rotenberg avaient acheté pour plus de 18 millions de dollars d’œuvres d’art lors de ventes aux enchères et de transactions privées après l’adoption de ces sanctions américaines.
Mais les Russes fortunés voudraient-ils acheter un bien non liquide et confiscable comme l’art à un moment où d’autres biens matériels de grande valeur, comme les yachts, sont ciblés et saisis par les autorités chargées des sanctions ?
Des galeristes et des spécialistes des maisons de ventes aux enchères, s’exprimant à titre confidentiel, font état d’une faible activité de la part de leurs clients russes. S’il doit y avoir des ventes frauduleuses, il s’agira très probablement de discrètes transactions privées, idéalement réalisées dans l’anonymat absolu d’un port franc.
Le système a subi un choc énorme, mais la brutalité de l’invasion de l’Ukraine par la Russie a obligé le monde de l’art à s’interroger sur le bien-fondé de faire des affaires avec certains de ses acheteurs internationaux les plus appréciés. Des questions similaires pourraient se poser à propos d’autres clients qui posent eux aussi des problèmes éthiques.
Le 12 mars, les autorités saoudiennes ont procédé à l’exécution massive de 81 prisonniers, un mois avant l’ouverture de leur pavillon national à la Biennale de Venise. Le prince héritier du pays, Mohammed ben Salmane, a acquis le Salvator Mundi de Léonard de Vinci pour le montant record de 450 millions de dollars chez Christie’s en 2017. L’année suivante, il est soupçonné d’avoir donné son accord pour l’horrible assassinat du journaliste Jamal Khashoggi, selon un rapport publié en 2021 par les services de sécurité américains.
L’Arabie saoudite utilise « des événements financés par le gouvernement avec des célébrités, des artistes et des athlètes pour masquer son mauvais bilan en matière de droits de l’homme et faire obstacle aux démarches visant à tenir ses dirigeants pour responsables de ces abus », affirme Human Rights Watch.
« L’argent est roi », a déclaré le pilote Lewis Hamilton, sept fois champion du monde de Formule 1, lors d’une conférence de presse en 2020, en commentant le calendrier mondial de la F1, qui a inscrit en mars un deuxième Grand Prix d’Arabie saoudite. Le marché de l’art est devenu tout aussi expansionniste sans, du moins jusqu’à présent, trop se donner de ligne de conduite.
Hongkong est devenu le deuxième pôle commercial le plus important du monde de l’art international, alors même que la Chine resserre son emprise autoritaire sur le territoire et continue de persécuter systématiquement sa minorité ouïghoure. En mars, les derniers juges britanniques ont démissionné de la Court of Final Appeal de Hongkong, déclarant qu’ils ne voulaient pas donner l’impression de soutenir « une administration qui s’est éloignée des valeurs de liberté politique et de liberté d’expression ». Cependant, l’édition 2022 d’Art Basel Hong Kong, qui a été reportée, devrait avoir lieu du 27 au 29 mai, et Sotheby’s, Christie’s et Phillips continuent d’y tenir un calendrier chargé de ventes aux enchères.
W.H. Auden a écrit que réaliser une œuvre d’art est un acte politique. Aujourd’hui, le marché de l’art doit apprendre que l’achat et la vente d’objets d’art sont également des actes politiques.